Il achève sa bière, se lève, passe derrière le comptoir.
— Vous buvez quelque chose, les gars ?
On lui donne notre accord pour deux autres bières et il va les prendre dans un antique réfrigérateur à porte de bois.
— A propos de pasteur, je crois que le Seigneur est avec nous, murmure Jérémie ; ce brave homme vieux et bavard est l’interlocuteur que tu cherchais, on parie ?
Pépère revient après avoir décapsulé les bibines. Il a des paluches si fortes qu’il les coltine d’une seule main, non pas en les tenant par le goulot, mais à doigts-le-corps.
— Ben, asseyez-vous, les gars. Vous venez d’où ?
— France.
— Je me disais aussi ! Bienvenue, garçons ! Je connais la France. J’ai été engagé volontaire en dix-huit !
On incrédulise :
— Mais quel âge avez-vous donc ?
— Je suis de mille neuf cents, faites le compte, c’est facile !
Il rit.
— Ma première chaude-pisse, c’est en Alsace que je l’ai attrapée. Une gosse à qui on aurait donné le bon Dieu sans confession. Faut dire qu’avec toutes les troupes qui passaient dans le coin !
Il tutoie sa boutanche un bon coup, rerote, essuie sa bouche mousseuse.
— Et qu’est-ce que vous venez faire à Lyons ? Vous êtes des touristes ?
— Non, des enquêteurs d’assurance.
— Tiens donc ! Ici, vous n’allez pas placer beaucoup de contrats, les gars. Nos gens se méfient des étrangers.
— Nous ne venons pas pour démarcher, grand-père, mais pour retrouver une famille à qui un Français mort vient de léguer ses biens.
Le vieux rit large. Il a un peu la tronche d’Hemingway juste avant qu’il se tartine la cervelle aux plombs de chasse. Un Hemingway qui serait allé au bout de sa course.
— La tradition veut que les héritages se fassent dans le sens contraire, les gars. C’est plutôt les Frenchies qui ont des oncles à héritage en Amérique.
— Ben, vous le voyez, grand-père, y a des exceptions.
Il se rembrunit.
— C’est pas parce que vous savez mon âge que vous devez vous croire obligés de m’appeler grand-père. Ici tout le monde m’appelle Ben.
— O.K., Ben !
— Et on peut connaître le nom de cette putain de famille qui va palper un magot de France ?
Je chique les gars gênés.
— Secret professionnel, Ben !
— Et mon vieux cul, il est top secret ? bougonne-t-il. Qu’est-ce que vous croyez, les gars ? Ici, tout se sait ! C’est une petite ville du Colorado, quand y a un type qui bouffe des haricots, c’est ses voisins qui pètent !
Je souris, regarde Jérémie. Le Noirpiot est toujours de première dans ces cas-là.
— M. Ben est un homme de confiance, murmure-t-il ; ça se voit !
Il m’a parlé en anglais. Le dabe lui balance une bourrade qui manque faire basculer le Négus de son siège.
— En voilà un qui est futé, assure-t-il.
Je feins de me rendre, vaincu par l’incoercible sympathie qui se dégage de mon terlocuteur :
— La famille Woaf, révélé-je en baissant le ton.
Le vieux Ben en loufe de désappointement.
— Ben c’est pas de chance, les gars !
— Pourquoi donc, Ben ?
— Parce que la famille Woaf n’existe plus, mes enfants. J’ai entendu ce matin à la radio, Nancy, la fille que cette salope de Martha avait eue avec un Nègre, sauf le respect que je te dois, fiston, a été trucidée par un client dans son boxif de Denver. Ne subsiste des Woaf que Standley, lequel est complètement à la masse dans un hospice, depuis que son con de frère lui a logé une balle dans la tête au cours de leur numéro de cirque. Il va en faire quoi, de votre héritage, le pauvre bougre ? S’acheter une camisole de force en soie ?
Il ricane.
Là-dessus, le taulier réapparaît. Il porte une chemise à carreaux, un pantalon de drap noir et un Stetson beige. En nous découvrant dans sa crèche, il a un froncement de sourcils, surtout quand il nous voit attablés devant des bières.
— C’est moi qui ai servi ces messieurs, dit Ben.
— J’étais dans la réserve, fait laconiquement uncle Jerry.
C’est un long zig à peau jaunâtre, avec une moustache de rat malade sous un nez sinueux, le regard en virgule, la bouche entre parenthèses ; il appartient au club des sinistres. Ses parties de trous, cézigue, ça ne doit pas être de la tarte aux fraises !
Considère un instant l’ironie des choses, bébé rose. Nous sommes entrés pour demander des chambres, mais la rencontre avec papa Ben me donne à espérer que nous n’en aurons pas besoin. Ce vieillard, sans aucun doute, c’est la gazette de Lyons. Tout ce qui s’est passé dans la contrée depuis le début du siècle lui est connu. En deux heures et quelques bières nous l’aurons dénoyauté.
Une grande fille lasse et rousse se pointe, vêtue d’une très longue jupe en jersey qui balaie le plancher mieux qu’elle ne saurait le faire avec un O’Cédar. Corsage blanc contenant mal de fort gros seins inanimés (mais qui n’ont pas beaucoup d’âme pour autant). Conne et dolente sans être laide, toutefois.
— Tiens, voilà ta réserve, ricane Ben à l’adresse d’uncle Jerry.
— Ma quoi ? grince le vilain.
— N’as-tu pas dit à l’instant que tu étais dans la réserve ? pouffe le facétieux bonhomme. Alors moi je te dis : voilà ta réserve, pas vrai, Molly ?
Il rit si fort qu’on découvre le fond merdeux de son vieux caleçon, au-delà de ses chicots.
Le taulier, vexé, s’emporte jusque derrière son rade.
La serveuse nous visionne avec intérêt. Je te parie un doigt de cour contre une grosse bisouille sur le casque intégral de mon pafomètre à circonvolutions variables qu’elle est en train de se demander si « c’est vraiment mieux » avec un garçon comme moi qu’avec son tripotier à la triste figure. Ça doit pas être very joyce de se laisser limer matin et soir par ce vieux peigne. Rien de plus pénible que les ancillaires forcées par leur patron. Boulot et soumission ! Tu laves leur linge, cires leurs pompes, prépares leur frichti, passes leurs gogues à l’Ajax ammoniaqué, et en plus, faut que tu leur pompes le nœud en leur affirmant que c’est archibon. Tout ça pour un salaire de naufragée des boîtes pipoles ! Et tu trouves qu’il y a du changé, toi ? Que tout baigne impec ?
Quand je les vois, ces gentilles, avec leurs pauvres petites culottes qu’on distingue à travers leur blouse blanche les jours « normaux », noires quand elles ont leurs requins, comme pour informer « Môssieur » de la situation météorologique, kif ces pavillons qui sont hissés sur les plages océanes pour indiquer si la mer est praticable ou non.
Ah ! comme elles m’attendrissent, nos petites bonniches sud-européennes. Elles fouettent un peu sous les bras, mais elles sont si gentilles dans leurs atours de service et si connes dans leurs hardes « civiles » : jeans pisseux ou minijupes, T-shirts de bal musette, coiffures enfin dénouées, signe de liberté provisoire qui leur donnent des minois de putes innocentes.
Je souris à Molly.
Elle me rend la mornifle.
— Il a pu, aujourd’hui ? demande Ben.
Elle a un regard effarouché en direction du rade, passerelle où le commandant du bord vient de reprendre son poste. Se trisse vite fait vers ses tâches.
— Il en passe cinq ou six par an, soupire le vieux. Il lui est arrivé d’en foutre deux ou trois enceintes. Maginez-vous qu’il les fait avorter lui-même ! Il possède tout un vilain fourbi de faiseur d’anges, le fils du pasteur !