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— Drôle de pistolet ! dit M. Blanc. Vous reprendrez bien une bière, c’est ma tournée !

— Ensuite nous boirons la mienne, décidé-je. Vous ne préféreriez pas quelque chose de plus sérieux que la bière, Ben ? Que penseriez-vous d’un bon bourbon ?

— Non, fiston, je prendrai simplement un gin avec la bière, histoire de la muscler un peu.

— Comme vous voudrez. Ensuite, vous nous raconterez l’histoire complète des Woaf, si vous le voulez bien, afin que je puisse écrire un rapport cohérent. Naturellement, toute peine méritant salaire, je vous remettrai un défraiement de cinq cents dollars de la part de ma compagnie : correct ?

Les paupières retournées et rouges du vieillard s’humidifient.

— Vous êtes des petits gars tout ce qu’il y a de bien, assure Ben. Je l’ai compris au premier coup d’œil quand je suis revenu de chier.

Pépé aussi est un type de premier ordre.

Que peut-il y avoir de plus captivant pour un flic qu’un bavard qui sait des choses ?

Or, il sait TOUT, Ben. C’est un malin, un observateur, un déducteur. Il sait interpréter les moindres faits. On croit que la mémoire des vieux prend de la gîte ! Mon cul ! Ils se rappellent les gens, les dates, les circonstances. Rien ne se perd dans l’océan de leurs souvenirs. Ils te racontent les plus petits détails avec une précision d’ordinateur. Se souviennent du temps qu’il faisait « ce jour-là », de la manière dont les intéressés étaient habillés, de ce qu’ils ont mangé et bu. T’as qu’à mouliner le bastringue un petit coup de temps en temps, en servant à boire, en réclamant une précision, voire simplement en les regardant avec un sourire confiant.

Le père Ben, je l’adopterais s’il n’avait l’âge d’être mon grand-père ! C’est le genre de mec que tu peux ramener chez toi en toute confiance : il remplace la télé en panne, recolle les assiettes cassées, répare les fusibles des prises électriques.

On l’écoute jacter avec recueillement, presque attendrissement. Qu’à la fin, ça finit par agacer uncle Jerry. Il s’amène à notre table, sévère, et dit en désignant le dabe du menton :

— Il commence à avoir pas mal picolé ; s’il vous pompe l’air, dites-le, je le virerai.

Pauvre sale con ! Mon regard de glace le met en déroute. Il comprend que c’est lui qui nous pompe l’air, et pas qu’un peu ! Cela dit, il est exact que le père Ben en a un grand coup dans les galoches ! Il savonne en parlant et ses yeux baignent dans le gin. De temps en temps, il s’interrompt pour regarder en direction de la porte.

— Vous attendez quelqu’un ? finis-je par lui demander.

Il hoche la tête :

— Je crois toujours que la mère Rosy va me tomber sur le poil ; j’oublie parfois qu’il y a vingt-huit ans qu’elle est morte, la garce. Les scènes qu’elle a pu me faire, dans cette salle où je vous parle, les gars, c’est rien de le dire ! Une sorcière ! Le soir où je l’ai trouvée allongée sur le carreau de sa cuisine, je n’en croyais pas mon bonheur. Elle a glissé sur une épluchure de pomme de terre et s’est rompu le cou sur l’angle du fourneau. Après les funérailles, je n’ai pas dû dessoûler d’un mois. Je n’aurais jamais cru que sa mort me causerait autant de joie ! Qu’est-ce que je vous racontais, à propos de la Martha Woaf ?

« Ah ! oui : une fieffée rapide ! A dix ans, elle enjambait le pasteur après l’instruction religieuse. Pourtant, c’était pas un plaisantin, le révérend ! Il avait une figure qui vous glaçait le sourire sur les lèvres. N’empêche qu’un jour, la femme du docteur Mordhom, dont la belle-mère se mourait, vient quérir le pasteur, et qu’est-ce qu’elle voit ? La gosse Martha sans sa culotte, à cheval sur la queue du révérend, à s’activer comme une bougresse ! Le pasteur se tenait assis, la fillette lui tournait le dos et se plantait le trognon du bonhomme dans les fesses !

« A la suite de ce scandale, il a dû quitter la région. Seulement, les mâles de la contrée, ça leur est pas tombé dans l’oreille d’un sourd, une telle aventure ! Nous avons tous voulu tâter de cette Marie-couche-toi-là. Et je dois dire bien honnêtement, les gars, qu’un sujet comme la Martha, il méritait qu’on damne son âme pour son petit cul ! Elle, son vice, c’était à cheval-dos-au-mâle. Autrement, elle ne voulait rien entendre. A prendre en levrette ou à laisser ! Dans le fond, je crois que la gueule des types, en amour, lui ôtait ses moyens, à Martha. Les hommes, elle voulait leur membre, pas leur figure ni le reste. Juste elle asseyait son joli derrière sur votre queue et interprétait seule sa partition.

« Y a une chose, j’ai remarqué, une chose plutôt vexante : quand on procédait à notre lâcher de ballon, les matous, elle nous engueulait comme des pourris, nous traitait d’infâmes pourceaux. Ça la dégoûtait, notre belle semence. Elle voulait nos trognons de chou, et point à la ligne ! Un cas ! Un bon coup de ramonage, et puis elle taillait la route. Malheur à ceux qui jouissaient pas avant elle, ou en même temps. Martha, sitôt son plaisir pris, elle se déculait en souplesse et foutait le camp sans se retourner, vous laissant en rade, sans remords, votre panais tout con devant vous, à dodeliner comme un perdu. Elle, la charité, elle connaissait pas ! »

Je fais signe au croquemort-cabaretier de rapporter des munitions. Pépère est tellement parti qu’il ne s’aperçoit même plus que nous troquons nos verres pleins contre son verre vide. Il écluse scientifiquement après chacune de ses phrases : une lampée, wlaouf ! Nous sommes sa belle rencontre, son bonheur du jour. Grâce à nous, il peut se piquer le tube gratos, et en plus, on lui vote des crédits pour le jour suivant. C’est le Seigneur qui nous a placés sur sa route.

— Elle s’est tout de même mariée, malgré son aversion pour les hommes, noté-je.

Il glousse :

— Parlez-m’en, les gars ! Ah ! le beau mariage ! Vous savez qui elle a épousé, cette friponne ? John Woaf, dit « N’en-a-pas ». Une espèce de castrat un peu barjot qui poussait les wagonnets à la mine. Et savez-vous pourquoi elle a marié ce malheureux ? Parce qu’elle était enceinte des jumeaux ; mais au grand jamais elle n’a accompli avec John son devoir d’épouse ; au contraire, c’est plutôt lui qui jouait la femme au foyer : il torchait et langeait les gosses, faisait la cuisine et les travaux ménagers pendant que Mme Martha continuait de danser sur toutes les queues qu’elle rencontrait.

Te re-re-re-re-re-reboit.

Pourquoi une question me vient-elle ? Très sotte en apparence :

— Et on connaît le père des jumeaux ?

— Elle n’en a pas fait mystère : le docteur Golstein, un juif allemand venu se réfugier en Amérique. Comment il avait échoué à Lyons, ça je ne l’ai jamais su. Il habitait la maison avec des colonnes qui se dresse à quelques jets de pierre du stade de base-ball. Il vivait avec une femme qui lui ressemblait et qui devait être sa sœur. Martha a travaillé pour eux comme servante, plus ou moins. Mais voilà qu’elle est tombée enceinte, et vous savez le plus beau ? Elle annonce partout qu’elle va avoir des jumeaux ! Dès le début de sa grossesse. A l’époque, on ne pouvait pas prévoir une telle chose comme ça se fait maintenant, grâce à l’échographie. Eh bien, elle, si : elle SAVAIT ! Et elle laissait entendre que c’était Golstein qui lui avait bricolé ce cadeau ! Un vieux bonhomme tout maigrelet ! Avec un air préoccupé, si détaché des joies de ce monde et surtout de celles de la chair !

« Moi, je me rappelle lui avoir fait observer que le docteur étant libre, il pouvait réparer en l’épousant. Martha a haussé les épaules. Je lui ai alors dit que, étant médecin, il pouvait au moins lui arracher du ventre cette mauvaise herbe ; la gueuse m’a répondu qu’elle était d’accord pour garder ces malandrins et que Golstein allait l’aider à s’établir. Fectivement, on a noté un net changement de situation dans sa vie. Elle s’est acheté un bout de maison, des fringues neuves et elle a cessé de travailler.