Jérémie, moins sentimental, explore le logis de son allure féline. Tantôt il a une démarche de basketteur ricain, tantôt un déplacement de puma, selon les lieux, les heures de la journée.
Martha se faisait étinceler la chatte à sa manière, se servant de ses partenaires comme de godemichets, dans le fond. Et puis surgit Golstein… Des jumeaux « annoncés » dès la conception ! Le toubib lui file assez de blé pour qu’elle puisse acquérir cette maisonnette et cesser de travailler en attendant ses couches. Avant leur naissance, le bizarre géniteur se suicide. Comme soucieuse de donner un père aux enfants qu’elle va mettre au monde, Martha épouse alors un castrat à moitié demeuré. Il lui donnera son nom et lui foutra la paix au plumard.
Tranquille sur ce point, la voilà qui pond bravement DEUX BÉRURIER ! Elle ne s’occupera guère de leur éducation et ils tourneront saltimbanques douteux, les frères Catastrophe. Par la suite, un deuxième événement se produit dans sa vie sexuelle et (qui sait ?) sentimentale : la rencontre d’un prédicateur noir qui lui plombe un lardon en bonne et due forme. Du Steinbeck ! La fille tard venue n’est pas mieux éduquée que ses frangins et se fait pute ! La boucle est bouclée. Le temps s’écoule ; Martha enterre son époux bidon et vit la tragédie du cirque qui fait que Caïn bute aux trois quarts Abel.
Comment encaisse-t-elle ces coups du sort ? Avec résignation ? L’âge l’a détournée des bites et branchée sur la bouteille. Somme toute elle a changé de goulots !
Elle picole au coin du feu.
La vie, elle s’en balance… sur son vieux fauteuil.
J’accrois le mouvement du siège à bascule. Ça couine un peu : Hi… hu ! Hi… hu !
Je te parie qu’elle se foutait de tout. Y avait eu maldonne au départ. Peut-être que son vieux la chibrait quand elle était moufflette, lui donnant le goût de la bite et le dégoût des hommes ? Elle avait besoin de leur nœud mais refusait leur gueule ! Tu vois, je l’aime bien, Martha. Elle m’intéresse, m’émeut.
Combien de temps demeuré-je ainsi prostré, à évoquer une pauvre petite fille devenue vieille et qui mourut, seule, sur les rivages d’une existence où elle n’avait jamais vraiment pris pied ?
M. Blanc réapparaît enfin, au bout de ma méditation douce-amère.
— Viens voir quelque chose, grand chef !
Il me fait traverser la maison qui, je le répète, n’est pas grande : en bas, la pièce du séjour avec un renfoncement cuisine, plus une petite chambre avec un lavabo, où dormait la mère Martha. Il existe deux autres chambres en haut, m’apprend Jérémie.
On ressort du logis. Derrière, s’élève une construction tout en longueur : murs de bois, toit de tôle, entièrement garnie intérieurement de panneaux isolants, comme le sont certaines cabines téléphoniques. Je réalise qu’il s’agit d’un stand de tir de fortune, bâti, je gage, par les deux frangins. Au fond, il y a une cible à forme humaine, sacrément déchiquetée. Sur le côté, des râteliers d’armes (sans armes) avec, au-dessous, des rayonnages contenant des cibles de carton utilisées, qui, à peu près toutes, sont hachées en leur centre. Au verso, on a écrit la date de la performance. Ils ont dû en tirer des bastos, Jess et Standley !
Des années d’exercice ! Jour après jour, ces deux lascars s’entraînaient. Ils faisaient leurs gammes pour devenir les rivaux de Buffalo Bill. Je me dis que, dans le fond, s’ils avaient été des voyous, ils se seraient fait tueurs à gages au lieu de s’escrimer dans des cirques. Mais peut-être qu’ils avaient besoin des applaudissements. Un tueur n’a pas de public.
Le Noirpiot me désigne un collier de menus grelots dont chacun a été écrasé par une balle. Il y a aussi des cartons, sectionnés dans le sens du profil, et maints autres trophées révélateurs de l’adresse de ces messieurs.
— C’étaient pas des branques, hé ? murmure-t-il.
— Tu l’as dit.
Nous regagnons le pavillon mauve. Il est clair que des gamins s’y sont introduits pour y chaparder tout ce qui était bibelots, objets utiles ou de quelque valeur.
— C’est marrant, y a pas de photos, note mon pote.
— Ça ne devait pas être le style des habitants de la maison mauve. La photo, c’est du petit rêve de petites gens. Excepté la mère, on ne rêvait pas dans cette taule, seulement son rêve à elle ne pouvait être fixé par un objectif.
— T’as l’air vachement désabusé, soudain, murmure M. Blanc. On dirait que l’histoire de Martha Woaf te touche.
— C’est le type même d’une existence foutue, qui aura compté pour du beurre. Je sais que la vieille femme qui balançait son cul dans ce fauteuil était restée à tout jamais une fillette blessée.
Rageur, je file un coup de tatane dans le dossier du siège. Il manque choir en avant, le coussin moisi tombe ; le fauteuil se balance un moment en couinant de plus en plus faiblement et finit par s’immobiliser. Je ramasse le coussin, le remets en place.
— T’as vu ça ? fait le Dark en désignant le plancher.
« Ça », c’est une lettre. Une méchante enveloppe d’un petit format carré, blanc-gris. Est-elle froissée, ternie, graisseuse ! La missive qu’elle contient dépasse de l’enveloppe. L’auteur de la lettre ne s’est pas gratté, question papelard. Les vélins à la cuve, lui, fume ! Il s’est tout bêtement servi d’un morceau de magazine déchiré. Il a choisi une page de pube concernant une marque de cigarettes, page sur laquelle ne figure qu’une représentation du paquet de tiges, et il a écrit en escargot autour de celui-ci.
Je lis :
Mam,
Je t’annonce une bonne nouvelle : on me propose un engagement et la période de merde que je viens de traverser est finie. J’ai un besoin très pressant du flingue qu’on avait mis au point, mon pauvre Standley et moi. Tu dois absolument me l’expédier en exprès à l’adresse ci-dessous. Tu sais où il est planqué puisque c’est toi qui nous avais conseillé la cache. Je t’envoie un ticket de 500 dollars pour les frais de port ; avec le reste, dorlote-toi un peu. Tu sais, Mam, c’est pas parce que je vais pas te voir que je pense pas à toi…
Ton fils.
Elle a dû lire et relire cette bafouille des centaines de fois, Martha. Dans sa solitude, c’était une bouffée de chaleur. Oh ! certes, Jess Woaf n’a écrit à sa mère que parce qu’il voulait récupérer une arme, et la vieille femme n’a pas été dupe. Pourtant, autour de la demande, il a su placer des festons de tendresse, tout comme il a écrit son texte autour du paquet de cigarettes de la pube, et c’est cela qu’elle a ressenti, Martha. Et puis le billet de cinq cents pions attestait de l’intérêt filial du gars Jess. Alors elle gardait la babille à portée de main : sous son coussin où il lui était aisé de la prendre à tout bout de champ.
— Allez, viens, on se casse ! fais-je en empochant la lettre.
Putain, mais qu’est-ce qui m’arrive ! J’ai la gorge serrée, le guignol en berne.
Faut se rendre, tu sais où ? A l’évidence ! Je crois bien que je suis tombé amoureux de Martha !
On a bouffé convenablement. Des œufs frits sur une purée de haricots (bonjour les calories !), des filets de dinde au chou rouge, et une espèce de gelée verte, pareille à un bloc d’émeraude en train de fondre. Ce dessert était passablement écœurant et on l’a tassé dans nos profondeurs à grandes rasades de picrate californien.