— Approchez ! invite Mortimer.
Il s’efface et nous nous avançons vers la couche, le Gros et moi.
Et puis on se cabre sec !
Frappés d’incrédulité.
L’homme étendu sur le lit, avec des mèches et des drains partout, cet homme, visiblement à l’article de la mort, C’EST BÉRURIER !
Roulez, tambours ! Sonnez, trompettes !
J’aime les prodiges, les miracles, les mystères. Ils nous aident à supporter la vie laboureuse dont notre sueur arrose les sillons. Etre brusquement placé devant l’inexplicable est un bonheur. Cette seconde prodigieuse où tout chavire, où ton intelligence n’est plus qu’une capote anglaise jetée après usage, où ta raison ne peut même plus servir à caler un pied de table bancale, où tes sens abusés semblent être déclarés nuls et non avenus !
Je me penche sur le mourant. Avide de sa trogne mafflue, encore couperosée sous le masque de l’agonie. Je retrouve ce front bas où sont collés quelques cheveux en clairsemance, ces sourcils pareils à deux brosses à dents dépoilées, ces paupières lourdes, stores californiens en peau de couille tendus sur un regard pareil à deux sulfures dans des housses. Je « reconnais » les pommettes tuméfiées par la picole, presque crevassées de trop tout, les joues gonflées qui se muent en bajoues et composent une sorte de pré-goitre au sujet lorsqu’il est couché. Les lèvres tailladées de cicatrices se retroussent sur des absences de dents, trous noirs aux fétides exhalaisons. Les oreilles de boxeur malmené sont rigoureusement identiques à celles de mon compagnon. Les touffes exubérantes qui s’échappent de leurs conduits, idem. La barbe, façon Ribouldingue, est conforme au poil près.
Davantage qu’un sosie : une hallucination !
Seul un « vrai » jumeau atteint parfois à ce degré de similitude.
Je réalise maintenant pourquoi Mortimer a demandé au Gros s’ils étaient nombreux dans sa famille. Il croit qu’il s’agit du jumeau de Béru, seule explication possible du phénomène.
Goguenard, il nous observe.
Bérurier a une réaction stupéfiante.
— Il a pas le droit, hein ? demande-t-il.
Comme s’il se sentait volé, dépouillé de sa propre personnalité. Comme si cet autre lui-même usurpait sa vie, exerçait un abus de pouvoir, un crime de lèse-personnalité.
— Vous ne le connaissez pas ? questionne Dave.
— Si j’l’ connaîtrerais, c’est qu’ c’s’rait mon frère ! s’emporte Béru. Comment y s’appelle-t-il, c’gonzier ?
— Jess Woaf, répond le lieutenant.
J’étudie l’ultime comportement du mec en question. Un râle menu, qui va s’affaiblissant, fuse de sa bouche entrouverte.
— De quoi souffre-t-il ? m’enquis-je.
— Six balles de.38 judicieusement réparties : trois dans le ventre, trois dans la poitrine.
Un médecin, mis au courant de notre arrivée, se pointe pour assister son patient, et une infirmière, comme je m’en souhaite une pour les vacances, l’escorte.
Après avoir étudié le tracé cardiaque du faux Béru qui galope sur un écran de contrôle, il donne l’ordre à la ravissante assistante de faire une piquouze au futur défunt.
Ça nous vaut d’admirer la gosse dans la position inclinée. Qu’elle manque laisser se tailler ses loloches, la blonde ! Qu’en tout cas on voit nettement (en se reculant un peu) le mince slip dont sa chaglatte fait ses beaux dimanches.
— Vous croyez que ça va changer quelque chose ? demande Mortimer, sceptique.
Le toubib, un jeune rouquin, bronzé de taches de rousseur, au nez pointu et aux yeux couleur praline, hoche la tête.
— Nous en sommes à la phase de l’acharnement thérapeutique, soupire-t-il.
— Il est impensable qu’il soit en état de parler ?
— Au Seigneur, peut-être, mais là nous tombons dans des supputations métaphysiques. Dans moins d’une heure, son tracé sera aussi plat que la piste du Lac Salé.
Il se tourne vers Béru.
— Condoléances, lui dit-il.
Car pour lui, il est évident que ces deux hommes sont jumeaux.
— Merci, que répond mon pote machinalement en écrasant la larme propitiatoire.
Nous sommes là, à attendre comme un troupeau de vaches repues devant une voie ferrée. Quoi ? La mort du sosie ? L’instant a quelque chose de terrifiant. « Et j’apprendrai ma mort en contemplant la sienne. » Où ai-je lu cet alexandrin ?
Alexandre-Benoît « se regarde » finir. L’homme est d’une immobilité marmoréenne. Pas un souffle ne sort de sa bouche entrouverte, aucun frémissement ne se manifeste sur la peau des paupières.
L’infirmière est la seule personne du groupe qui remue. Elle tire sur le drap de Jess Woaf, comme pour le border ; d’ici très peu, il va lui servir de suaire. Elle sent le parfum à base de musc. Malgré la gravité de la situasse, je ne peux m’empêcher d’envisager sa chatte que j’imagine légèrement renflée, avec la raie au milieu et des poils d’or pâle non frisés. En voilà une qui ne doit pas être triste à déguster. Dans une alcôve ombreuse, ça te fait grimper en mayonnaise, un sujet pareil, une fois débarrassé de ses préoccupations professionnelles.
— Well, well, well, chantonne soudain Mortimer.
Puis il bâille et consulte sa montre imitation acier.
— Mon opinion est que nous n’avons plus grand-chose à faire ici, messieurs, nous dit-il.
Un léger sifflement continu, évoquant celui d’une bouilloire, retentit.
— The end ! annonce le toubib en nous montrant le cadran sur lequel un large trait blanc défile, sans la moindre saute.
Nous avons assisté en direct à la fin d’un type qui ressemblait à Bérurier, qui avait le goût du Bérurier, mais qui n’était que du Canada Dry.
Je promène tristement la peau de mes doigts sur la blouse de l’infirmière, vachement tendue à l’emplacement des meules. Elle feint de ne s’apercevoir de rien. J’ai bien fait de ne pas volter en même temps que les autres. J’avais trop envie de toucher. Je suis un obsédé de l’obsession sexuelle. Mais il est inutile de me féliciter : j’ai également des défauts.
Tu crois qu’après cette théâtrale entrevue, le mec Dave va éclairer notre lanterne ? Que tchi ! Il s’est rencogné dans sa tire, comme il était en venant, et ne moufte pas. A un moment, l’appel radio retentit. Il la désigne au chauffeur noir.
— Dis-leur que je suis en train de chier, Pol.
Et puis il rêvasse. J’ose pas lui demander où nous allons, non plus que lui poser l’une des dix mille cinq cent trente-quatre questions qui m’assaillent avec vigueur. Où nous allons, je le verrai bien. Il est des instants où tu dois laisser flotter les rubans puisque la chance t’est donnée de ne pas avoir à décider.
Notre vie est un choix perpétuel. Ça commence le matin, devant ta garde-robe, quand t’hésites entre le costar bleu à rayures et le gris anthracite. Et tout de suite après, tu ne sais pas si tu vas mettre de la marmelade d’oranges amères ou de la confiture de fraises sur tes toasts ! Décider, toujours décider : par quel bout commencer, quelle fille on va baiser, pour quel con il faut voter, s’il convient de marcher à l’ombre ou au soleil, si ça vaut le coup de se laver les mains après avoir pissé (après tout, ta biroute est plus propre que tes paluches !).
Des choix ! Encore et toujours des choix ! Un cauchemar de choix ! T’es cerné, traqué par les choix. N’en fin de compte, ton libre arbitre te pompe l’air ! T’empêche d’exister NORMALEMENT. Tu restes trop disponible, trop LIBRE pour profiter de la vie.
Là, on est dans une tire confortable, à rouler dans ce Washington aéré, et on nous emporte « quelque part ». N’importe où, je m’en torche ! Si Béru ne venait de mettre en circulation une louise consécutive à son sauciflard à l’ail, je me sentirais bénaise, rutilant de l’âme.