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— Elle vit avec quelqu’un, mais elle est restée célibataire.

— Vous avez des frères et des sœurs ?

— Non.

— Il vous est arrivé de voir votre père ?

— Oui, quand j’étais petite. Il m’a même rapporté une poupée du Mexique ; je l’ai toujours.

— Vous fréquentiez votre grand-mère ?

— J’allais la voir souvent ; c’était une femme étrange, mais intéressante et gentille.

— De quoi parliez-vous ?

— D’un peu tout…

— De votre père ?

— Pas tellement.

— Qu’est-ce qu’elle en pensait ?

— Rien de bien. Elle me disait « Mes jumeaux, ils ne sont pas vrais. Ils ignorent le bien et le mal, le beau et le laid, la vie et la mort. Ce sont des Martiens. »

L’expression me frappe.

Des Martiens ! Je crois que la Martha avait trouvé le terme approprié.

— A la fin de sa vie, elle recevait des nouvelles de Jess Woaf ?

— La dernière fois que je l’ai vue, elle paraissait contente parce qu’il venait de trouver un engagement. Il demandait un pistolet spécial qu’ils avaient mis au point, son frère Standley et lui, et qu’ils cachaient à la maison. C’est moi qui suis allée le poster à mon père.

— Vous avez eu cette arme dans les mains ?

— J’ai fait le paquet.

— A quoi ressemblait-elle ?

— C’était un gros pistolet noir avec une lunette qu’on avait rajoutée sur le canon et qui le prolongeait. Une lunette étroite qui s’élargissait vers le viseur. La crosse aussi avait été changée : on l’avait remplacée par celle d’une arme plus importante. Dans son ensemble, ça faisait « bricolage ». C’était très lourd.

— Il y avait des balles jointes à l’envoi ?

— Je n’en ai pas vu.

— Vous vous y connaissez en pistolets ?

— Chaque fois que j’allais voir mon père, il était en train d’en manipuler un.

Un long silence, triste.

— C’est quoi, votre vie ici ? Bonniche de ce sale mec ?

— Je mets de l’argent de côté. Quand j’en aurai suffisamment, j’irai chercher du travail à New York.

— Quel genre ?

— N’importe quoi. Serveuse dans un bar ou dans un hôtel.

— Pourquoi New York ?

— Ça m’attire.

— Vous ferez la pute ?

— J’espère que non.

C’est beau, la franchise. Elle ne refuse pas cette perspective, elle souhaite seulement de ne pas avoir à l’affronter. Note que se laisser fourrer biquotidiennement par un escogriffe comme uncle Jerry ou se farcir dix julots de passage, la différence n’est pas terrible.

— Faites pas ça, môme : vous vous mettriez à picoler, à vous camer peut-être, voire à choper le sida. Y a plus attractif dans la vie, bordel !

Mais je sens bien que je pisse dans un Stradivarius. Elle a hérité le fatalisme infini de sa grand-vioque, cette gosse. Molly, Martha, même combat, ou plutôt même résignation. Chez elles, on ne lutte pas : on accepte. Politique des bras baissés et des cuisses écartées.

Elle questionne :

— Pourquoi vous intéressez-vous aux Woaf ?

— Secret professionnel.

— Vous êtes policier ?

— Quelque chose comme ça.

— Les Woaf ont fait des choses répréhensibles ?

— Je l’ignore.

Je me lève et prends place à côté d’elle sur le lit. Elle dégage une odeur ambiguë de jeunesse et d’encaustique.

— Vous aviez fait l’amour avant que ce salaud d’uncle Jerry se jette sur vous ?

— Non.

Drôle de tradition dans cette chaîne femelle. La grand-mère a rencontré l’étrange docteur Golstein, la mère s’est donnée au jumeau martien, la petite-fille assure la paix des glandes survoltées d’un horrible gargotier.

Elle soupire :

— Mais j’aimerais.

— Quoi donc ?

— Ben… faire l’amour.

Parce que, pour elle, la louche copulation avec Jerry, c’est pas de l’amour et ça compte pour du beurre !

Je la renverse d’une calme pression et entreprends de la caresser longuement, tendrement.

Voilà, Martha : je viens !

Ce que je lui fais, franchement, compte tenu de ce que j’éprouve, il serait peigne-cul de ma part de te le raconter. Ça se passe dans une autre dimension. C’est pas de la baise, c’est un traitement. Une espèce de nuit de noces « réparatrice ». Je répare à ma manière les dégueulasseries de lhomme. C’est Martha, c’est…

— Comment s’appelle ta mère ?

— Julia.

C’est Martha, c’est Julia, c’est Molly que je cajole. Je les emporte toutes trois dans la valse éternelle ; les emmène oublier la vie au pays de la joie sensorielle.

J’ignore de quelle façon il la fornique, Molly, son vilain singe, mais j’œuvre pour qu’elle le pardonne.

Après mille et une caresses ponctuées de mots à la saveur de miel, je la prends avec précaution, pas l’endolorer, kif si elle était vierge. Etreinte lente et longue, engendresse de vrai bonheur. La vie est là, simple et tranquille. Dormez, bonnes gens, la bitoune de l’Antonio veille.

Pied suave. Pied agile.

Elle émet un long soupir émerveillé. Merci, Seigneur : Vous êtes partout, y compris dans les couches moites de nos orgasmes apprivoisés.

Après la lime, je n’ai jamais rien de plus pressé que d’aller me débarbouiller le joufflu. Nos compagnes aiment mitonner dans les suées de l’amour, couver déjà ce qui en résulte. Mais moi, l’homme, aussitôt, je me redisponibilise au savon de Marseille.

O Jacob ! O Delafond ! qui m’attendez toujours dans la clarté lunaire de vos faïences irréprochables, que de gratitude je vous témoigne !

Vous êtes là, vigilants, disponibles, réparateurs d’outrages ! Vous qui savez si bien marier l’eau chaude à l’eau froide, je vous adresse, ici, un solennel merci.

Je reviens au dodo, ferme mes jolis yeux et glisse dans les abîmes du sommeil en tenant Molly par la taille. Dans un de mes rêves d’enfant, ça se passait toujours comme ça : il y avait un chemin encaissé, pierreux, qui s’en allait dans la nuit, et un homme très grand, drapé dans une cape noire et coiffé d’un chapeau à large bord, avançait silencieusement, malgré la caillasse. Je le voyais se déplacer de profil ; il marchait vite et, soudain, se produisait une superposition d’images cinématographiques : l’homme se présentait de face, tout en restant de profil. O fantasmagorie du songe ! Il avait un long nez crochu, des moustaches retroussées, des yeux luisants de loup. Il sortait de sous sa cape une main armée d’un poignard recourbé et se précipitait sur moi. J’étais glacé d’épouvante. Il me semblait qu’un aigle gigantesque comme un animal préhistorique me fondait dessus pour m’épiécer. Aucun hurlement ne pouvait jaillir de ma gorge nouée. J’attendais l’inévitable, minéralisé par la résignation : fou d’horreur.

Et voilà que le méchant cauchemar revient me visiter.

L’homme, rapide et silencieux surgit, masse obscure en mouvement dans la masse obscure et statique des ténèbres. Il marche dans le chemin qui devient le couloir de l’hôtel. Il s’arrête devant ma porte. Tiens, la petite Molly n’a pas tiré le verrou en venant me rejoindre ; d’ailleurs, en existe-t-il un ? Battements effrénés de mon pauvre cœur sans cesse surmené. S’agit-il du gargotier qui, ayant voulu rendre une visite nocturne à sa servante, est devenu livide en découvrant son lit vide ?

Le panneau frémit. Moi, réveillé soudain à la puissance mille, je me laisse couler silencieusement hors du pucier, sur la carpette en peau de jésuite. Tapi sur le tapis (comme dit Bernard), mes sens réduits aux aguets, j’attends la suite.