Je ne peux distinguer, par-dessous le plumzingue, que le bas de la porte. Il s’ouvre (le haut doit se comporter de même, je gage ?). Deux mocassins à figure humaine s’insinuent dans ma chambre, surmontés de deux jambes de jean. Alors là, nous n’avons pas affaire à uncle Jerry dont la vêture est vachètement rétro. Les deux mocassins cheminent en direction du lit. Un court instant d’immobilité et de silence intégraux. S’opèrent alors deux actions simultanées, ce qui m’embarrasse quelque peu car je ne sais laquelle te bonnir en priorité. Attends : je tire à pine ou fesse ? Face, t’as gagné ! Or donc, un crachotement sec, teigneux. Arme automatique munie d’un silencieux ! enregistre mon cher et irremplaçable subconscient. Mais dans l’instant où cela se produit, il y a un bondissement félin. Je perçois un choc. Suivi de plusieurs autres et une gueule arrive sur le plancher, à moins d’un mètre de la mienne. Comme elle est recouverte d’un bas de femme, les traits en sont déformés, aplatis, grotesques.
Un poing sombre entre dans le champ. C’est le champ des étoiles car le taquet qu’il administre à la coiffe de l’intrus doit lui introduire une chiée de galaxies dans le tiroir à idées.
Je m’extrais.
Embrasse la scène à pleins yeux et à pleine bouche.
Le lit, criblé de balles. Molly avec du sang plein l’épaule. Elle est hagarde, mais déjà résignée. Tu parles d’un réveil ! M. Blanc haletant, vêtu de son seul slip, avec de la sueur qui lui dégouline de l’astrakan. Il est agenouillé sur le tagoniste groggy et lui arrache une pétoire des doigts.
Je lui dédie un regard plein d’une reconnaissance éperdue. Il ne s’agit pas d’une reconnaissance de dette, mais d’une dette de reconnaissance.
— Je ne dormais pas, fait-il. J’ai cru entendre un glissement dans le couloir. Comme je te savais avec la petite, j’ai eu peur que ce soit son singe qui vienne au renaud.
La petite ! Je rabats le drap pour une info complète à propos des Degas.
The miracle ! Juste une bastos au défaut de l’épaule, alors qu’une flopée de quetsches ont perforé l’oreiller et la tête de lit capitonnée cretonne autour de sa petite frime.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demande-t-elle. C’est uncle Jerry qui ?
— Non, ma poule, rassure-toi ; il s’agit d’un voleur, juste d’un voleur que mon ami a mis à la raison.
J’examine sa blessure : rien de très important, mais il faut désinfecter ça dare-dare. Je le lui dis et elle paraît terrorisée.
— Si uncle Jerry apprend que je dormais dans votre lit, ça va être terrible.
J’ai beau tendre l’oreille à deux mains, aucun bruit malséant ne se produit dans l’albergo.
— Il pionce, fais-je, on va t’emmener à l’hôpital.
— Oh ! non, là-bas, on va demander ce qui s’est passé et…
— Tu diras que tu as été agressée en rentrant à l’hôtel après avoir rendu visite à ta mère. Mon ami va t’aider à te fringuer.
Cher Jérémie ! Sans son intervention opportune, la gosse serait morte foudroyée. A ma place ! Car bien entendu c’est bibi qui était la cible ! C’est moi qu’on venait scraffer pendant mon sommeil.
Je me penche sur le type inanimé, arrache le bas qui dissimule ses traits. Tu connais le fameux gag du mec masqué Dracula ? Quelqu’un lui ôte son masque et hurle de frayeur parce qu’il est beaucoup plus terrifiant, en réalité.
Eh ben, ça ! Oh ! la sale gueule !
Je l’ai déjà vue quelque part. Non, c’était pas dans un film d’épouvante mais dans un restaurant.
A Denver !
Ce vilain prétendait me photographier avec un appareil infernal qui, en réalité, émettait des ondes chargées de saper ma volonté. Même son blaze me revient : Horace Berkley ! Le soi-disant journaliste venu à la demande de Peggy Ross photographier le millionième (on ne sait plus combien) client des Cheyennes Village.
Je passe son feu dans ma ceinture.
— Les cordons des rideaux, Jéjé ! fais-je-t-il à mon pote. On embarque monsieur avec nous.
L’interne de garde est parti en vacances et c’est une infirmière grincheuse qui s’occupe de Molly. Elle devait se payer une ronflette, la vioque, et ça lui fout des gaz qu’on l’éveille pour panser une blessure.
Molly récite la leçon que je lui ai apprise. Un gars jeune, de type basané (ne jamais omettre de préciser ça quand tu te trouves dans un pays occidentiste) l’a chambrée ; il voulait abuser d’elle, mais elle rebiffait, alors, pour l’impressionner, il a sorti un feu. Le coup est parti tandis qu’il gesticulait. Effrayé en constatant qu’elle était touchée, le garnement s’est enfui. Je suis arrivé sur ces entrefesses et l’ai conduite à l’hôpital.
Elle commente amèrement, la dabuche. L’insécurité sociale, ces temps de haute merde que nous traversons ! Lyons, jadis si paisible qu’on y était vieux en venant au monde. Et maintenant, hein ? Vous voyez, maintenant ?
Elle désigne l’entaille déchiquetée. Nettoie celle-ci à grand alcool, referme les vilaines lèvres qu’elle maintient jointes à l’aide d’un sparadrap spécial qui remplace les points de suture.
Pendant qu’elle soigne ma petite Fleur de pissotière, je lui engourdis un flacon d’éther, un rouleau de toile adhésive et plusieurs seringues contenant une solution de vitamine bétascorbée 30 à pliure centrale. Plein les fouilles, je m’en mets ! La gosseline endure les gâteries de la vieille chouette avec stoïcisme. Elle est d’une pâleur tirant sur le vert bouteille.
Enfin la voilà ravaudée.
Je la conduis à l’auberge.
Jérémie m’attend sur le parking, au volant d’une Ford crème appartenant à mon agresseur. Celui-ci gît, ligoté dans le coffiot.
— Ça va, la moufflette ? s’inquiète Blanc.
— Pas princière, mais elle tient le choc.
— On s’occupe du vilain ?
— Action immédiate ! Suis-moi au volant de son tréteau.
— Où allons-nous ?
— Lui faire respirer l’air des cimes pour le ragaillardir.
Et nous v’là partis à l’assaut de la cordillère. Des Andes !
Happy Andes !
« Roule, roule, train du malheur », chantait papa, jadis. Il collectionnait les rengaines d’avant 14, mon dabe. Il savait (et interprétait) La petite Tonkinoise, Fascination, L’Hirondelle du Faubourg, Le Cœur est un grelot (son triomphe !). Des chouettes, bien glandues, larmouillantes, avec des apitoyances forcenées, des amours que tu peux plus comprendre de nos pauvres jours où la nique se perd. Jadis, tu prenais le temps de délacer des corsets avant de te délasser Popaul. Tu trempais dans des langueurs. Tu broutais une chaglaglatte sans te presser, une plombe d’affilée avant d’enfiler. Et tu pratiquais les doigts fourchus en même temps. Maintenant, c’est la sabrade exprès contre le capot de la voiture. On tire juste pour s’affranchir la glandaille, se débigomer le juteux. Faut faire vite, time is money. On galope après la grosse aiguille. Que dis-je ! Après la ronde infernale des chiffres sur les cadrans électroniques. Les aiguilles, c’est révolu. Reléguées avec les sabliers chers à mon ami Attali qui les collectionne.
Je t’en reviens à « Roule, roule, train du malheur » que je brame en drivant ma vieille Ricaine pourrie par les routes en lacet.
La chanson raconte un peu le sujet de La Bête Humaine d’Emile Zola (l’auteur des bougons macars). Le mécanicien et le soutier de la locomotive qui se battent pour une femme. Ils tombent sur la voie, le train fonce vers la cata. De toute beauté !
La nuit se fait de plus en plus pure et claire. L’univers, c’est comme ça : plus tu t’élèves, plus ça devient somptueux. C’est peut-être pour cette raison que je raffole de l’avion. Il fait toujours beau, au-dessus des nuages. Les nuages, c’est terrestre, donc dégueulasse, c’est la mousse à raser du sol. A l’étage au-dessus, t’as plus que l’infini et le soleil. Te voilà guéri du mal de terre ! Du mal de terre à terre ; dans l’antichambre du bon Dieu, comme qui dirait.