Je ralentis, biscotte des travaux. On élargit un virage, ça forme esplanade. Y a plein de grosses machines au repos, entourées d’une symbolique barrière de plastique peinte en blanc et en rouge. Je mets mon cligno pour indiquer à Jérémie que ça va s’opérer là, et remise ma pompe sur le terre-plein. Il en fait autant.
— Qu’est-ce que tu projettes, big chief ?
— Déballe ton client ! dis-je d’un air sentencieux qui masque mon manque d’idées. L’endroit me plaît, et puis c’est tout !
Au clair de lune, tu le confonds avec King-Kong, Horace Berkley, à cause des incisives qui lui sortent de la gueule, transformant ses lèvres en babines. Il n’est pas velu, c’est plus affirmé que ça : on peut carrément parler de pelage. Sa figure est « mangée » de poils, comme l’écrivent les romanciers d’académie. « Figure mangée de poils », « jambes gainées de nylon », le style c’est l’homme ! J’en serai jamais ; dommage !
Jérémie qui a beaucoup appris depuis qu’il œuvre sous mon autorité, sait ligoter un mec de première. D’abord, mains au dos, les poignets attachés serré, ensuite deux tours à la taille, puis le lien descend tout droit aux chevilles, entoure l’une, entoure l’autre, plaque les deux étroitement et se conclut par une théorie de nœuds marins. Une œuvre d’art, quoi, n’ayons pas peur des maux.
Mon black pote a déposé le chérubin à même le sol défoncé. Je m’assieds sur le rebord d’une énorme asphalteuse afin de rester à portée d’audition du gars.
— C’est pas enchanteur, un endroit pareil ? lui fais-je. Tu te rends compte si on est peinardos, ici ? L’air pur, le silence, la solitude, la voûte céleste cloutée d’étoiles ! On baigne, quoi !
J’ai croisé mes mains entre mes jambes, incliné ma noble tête qui aurait empêché Rodin de dormir s’il l’avait vue au zinc du bar-tabac de son quartier.
— Vois-tu, Horace, des scènes comme celle qui va suivre, j’en ai tellement vécu que je pourrais la jouer sans partition. C’est toujours la même rengaine : moi, je te demande de tout me dire. Ton personnage à toi, c’est « tu peux toujours te l’arrondir » ! Bonne guerre. Je veux savoir, tu refuses de parler. Alors, pour en sortir : pressions, sévices, tortures, mort ! Impossible d’échapper à cette fatalité. Depuis que le monde est monde et le roman, policier, le processus est incontournable. Partons du bon pied, mon fils, ça nous évitera les désagréables bavures. Je résume la situation : tu es venu m’abattre, tu as raté ton coup. Te voilà à notre disposition, sans le moindre espoir d’une intervention extérieure. L’extérieur, mon trognon, nous y sommes. En plein !
Un temps.
— Tu te mets à table ou dois-je préparer le matériel ?
Et je sors de ma fouille ce que j’ai subtilisé à l’hosto.
Il regarde avec détachement. Ce guzimus, ou je me trompe, ou il a subi un entraînement psychologique poussé. Moi, pour commencer, je débouche le flacon d’éther.
— Tu veux bien pincer le nez de monsieur ? sollicité-je de Jérémie.
Coup classique : le gars essaie de tenir un max sans oxygène, mais ses soufflets ainsi que son cœur ne l’entendent pas de cette oreillette et il ouvre pour finir une clape grande comme l’entrée du tunnel sous le Mont-Blanc. Je lui enfile le goulot. Glou ou, glou ou ! Qu’ensuite c’est sa pomme qui repoussera du goulot. Il est tout chaviré sous la Voie lactée, le mignonnet.
Je dégage une seringue de son conditionnement. Ploff ! Dans le biscoto. Ça ne peut pas lui faire de mal si ça ne lui fait pas de bien. Il encaisse avec stoïcisme.
— Qui t’a chargé de me mettre en l’air, Horace ? murmuré-je.
Fin de non-recevoir.
— Nous allons devoir employer les moyens extrêmes, dis-je.
Paroles en l’air. J’en ai de bonnes. Quels moyens extrêmes ? Je cherche l’inspiration autour de moi, la trouve en la personne d’un énorme rouleau compresseur remisé sur l’esplanade avec les autres machines.
— Toi qui as œuvré pour la voirie, fais-je à M. Blanc, tu devrais pouvoir utiliser cette bécane ?
— Pourquoi pas !
Aussi taudis, aussitôt fait. Voilà mon Négus qui escalade le marchepied du rouleau compresseur et qui en explore le tableau de bord. Bientôt, l’engin se met à vrombir. Je traîne alors Horace Berkley devant l’énorme machine et le place perpendiculairement au cylindre.
— Les deux pieds écrasés, c’est marrant, fais-je ; quand ensuite c’est les deux genoux, ça devient gênant. Où la vraie désolation commence, c’est quand tu as les couilles et le bassin réduits à l’état de galette. Jusqu’au thorax, paraît que tu peux vivre encore, mais si ton poitrail est en flaque, alors, mec, tu tires définitivement ta révérence.
Un temps.
— Pour le compte de qui travailles-tu ?
Silence.
Drôle d’obstiné ! Peut-être que l’éther l’a plongé dans les vapes intégrales, non ? Pourtant, son regard conserve une lucidité indéniable.
— Vas-y ! enjoins-je à mon assistant.
Le cylindre frémit, puis amorce un début de mouvement. Sentant que la masse de métal aborde ses pieds, Berkley replie ses jambes. Ça lui fait quarante centimètres de gagné. Le rouleau s’avance, majestueux. Il rattrape les genoux du gars.
— Parle, bordel, sinon il sera trop tard ! hurlé-je-t-il.
Ça lui commotionne le bulbe, à cézigos, pour le coup.
— Oui, d’accord, je vais tout vous dire ! hurle le tueur à gages.
— Stoppe ! lancé-je à mon pote.
Jérémie acquiesce et voilà que tout se passe comme dans un film d’horreur.
Au lieu de s’arrêter, le rouleau compresseur prend de la vitesse. Un immense cri déchire la nuit. Toujours, dans les bons romans policiers, « les cris déchirent la nuit » ! Le fauve de fonte (tiens, c’est joli comme image) paraît « envelopper » Horace.
Avec une stupeur incrédule, je le vois passer sur ses jambes, son ventre, sa poitrine, SA TÊTE ! Enfin il s’immobilise et le silence s’étend, tel un linceul (superbe !) sur cette brève tragédie.
Jérémie, hagard, se dresse, immense et sombre sur le marchepied.
— J’ai fait une fausse manœuvre, balbutie-t-il.
— J’ai cru le remarquer.
— Tu comprends, explique l’écrabouilleur, généralement, sur ces sortes d’engins, pour obtenir la marche arrière, il faut pousser la manette à gauche. Là, il fallait la pousser à droite.
— C’était pas son jour ; fatalisé-je en désignant le cylindre.
On ne voit plus rien d’Horace Berkley ; la galette qui subsiste de lui est complètement engagée sous le rouleau.
— Si un jour tu quittes la Rousse, tu pourras te lancer dans le pressing, je soupire.
Il saute à terre, vient examiner l’avant de sa brouette et, n’apercevant personne, émet :
— Tu l’as tiré au dernier moment ?
— Ne rêve pas, beau blond. Comment aurais-je eu le temps, ça été si soudain ! On l’a dans le prosibus, quoi ! Enfin, moins que lui tout de même. Ce qu’il y a de con c’est qu’il venait de mettre les pouces.
— Tu crois qu’il a souffert ?
Je hausse mon cintre à habits.
J’ai toujours trouvé cette question stupide. Qu’est-ce que ça peut foutre que quelqu’un ait souffert ou non pour trépasser, du moment « qu’il n’existes plus » quand tu t’inquiètes de la chose ! Ce qui est révolu ne nous concerne pas et, vu au passé, ne nous a jamais concernés !