Une somnolence m’empare car je dors mal en avion ; toujours cette impression que le plancher va céder pendant mon sommeil et que je vais valdinguer dans le paysage. Y a lulure, un zinc avait vaguement explosé près de Paname. Un maraîcher m’a raconté, ensuite, qu’il avait vu pleuvoir des passagers encore attachés à leur siège. Et souvent, quand je vadrouille en jet, l’image magrittienne me hante. J’imagine ces gens gorgés de terreur, chutant sur la belle Brie humide, rivés à leur fauteuil. D’accord, c’était des Japonais (ça me revient), mais tout de même… En tire, j’ai pas de crainte, inexplicablement, et Dieu sait pourtant que j’en ai laissé des potes sur les routes !
Ça me rappelle l’histoire du gus qui a gagné un milliard d’anciens francs au loto. Il commence par le commencement, c’est-à-dire par virer sa femme, et ensuite il s’achète tout ce dont il rêvait. Et bon, ce con qui conduit comme un pied a un terrible accidoche qui oblige les toubibs à l’amputer du bras gauche. Son frangin est à son chevet quand il se réveille.
— Que m’est-il arrivé ? demande le blessé.
— T’as raté un virage, informe le frelot, et tu as emplâtré un mur.
— Ma Rolls ! Ma Rolls ! que se met à bieurler le gars.
— Si ce n’était que ça, poursuit le frangin, mais tu as eu le bras complètement écrasé.
— Quel bras ?
— Le gauche.
Et l’autre de hurler :
— Ma Rollex ! ma Rollex !
Je te bonnis cette blague, pas pour tirer à la ligne, c’est pas mon genre. Déjà que je surabonde (compare mes books avec ceux des confrères et tu comprendras la différence !). Mais je crois que de temps à autre, c’est pas mal de se refiler quelques chouettes balourdises pour meubler les dîners où on s’emmerde.
Et celle des deux cadors chez le véto, tu la sais ? Non ? Je te la placerai un peu plus loin, pour l’instant, je dois reviendre à mon sujet.
La Cadillac bicolore stoppe devant un fringant perron de granit rose. Le drapeau ricain flotte au fronton. Mortimer agit comme s’il était seul au monde. Il marche devant nous à travers une nouvelle foule composée en majorité d’hommes plutôt graves.
Ascenseurs ultra-rapides. Musique douce qui couvre à peine la mastication nombreuse du chewing-gum par cette horde silencieuse. Mâcher du caoutchouc, j’ai toujours trouvé ça con. Moi, un gars qui rumine cette saloperie, j’ai pas envie de le connaître. Je lui passe outre. Toujours ça d’énergie économisée.
Un couloir large comme les Champs-Elysées. Des cloisons en verre dépoli avec des ombres mouvantes derrière. Il y a, çà et là, des flics en uniforme, aux mines rébarbatives et aux bras poilus. Le lieutenant pousse une porte et nous la tient ouverte, preuve qu’il se rappelle notre présence. Vaste bureau. Au fond, un grand garçon sage, blond suédois, bricole un ordinateur. Il est tout pâlot, tout cerné. Un adepte du rassis ! Voilà un grand timide qui se martyrise la colonne. Le samedi soir, il doit se branler de la main gauche pour se faire la fête !
Dave accroche son veston à un portemanteau nickelé. On découvre son holster bien ciré, avec une crosse massive qui dépasse de l’étui :) l’arme de l’homme élégant made in Cartier, sûrement.
— Posez-vous ! nous enjoint-il (c’est VRAIMENT un ordre). Vous prenez de la bière ?
Et sans attendre notre acquiescement ou notre refus, il lance au grand masturbé scandinavet :
— Trois bières, Pietr !
Nous voici enfin à pied d’œuvre, me semble-t-il.
— Bon, fait Dave Mortimer, il y a un point sur lequel j’aimerais qu’on fasse l’unanimité. Vous êtes bien d’accord que le mec qui vient de crever est « au moins » sorti de la même paire de couilles que vous, Biroutier ? On a eu vu des ressemblances dues au hasard, mais de ce calibre, sans la génétique, c’est pas possible, O.K. ?
— Ça semble effectivement évident, conviens-je. Cela dit, ne serait-il pas judicieux que vous nous relatiez toute l’affaire de A jusqu’à aujourd’hui, Dave ?
— J’allais le faire.
Son mulot blond radine déjà, les bras chargés de bibines qu’il dépose en boisseau sur la table. Mortimer, bien organisé, a un décapsuleur fixé au rebord de son burloche. Il déponne les bouteilles et nous les propose. On drinke au goulot. Béru feule comme le tigre en rut dans la jungle asiate.
— Il existe, quelque part en Floride, un Centre de recherches top secret de la N.A.S.A., commence le lieutenant. Ce qui s’y bricole, je ne pourrais pas vous le dire, même si je le savais. Secret défense ! Nous avons été avertis qu’un coup fourré se préparait, ayant ce Centre comme objectif. Les services compétents ont donc renforcé à toutes fins utiles le dispositif de protection. Bien leur en a pris car, voici cinq jours, ils ont mis la main sur le dénommé Jess Woaf, lequel circulait à l’intérieur du Centre. Vous entendez ça, Frenchies ? A L’INTÉRIEUR du Centre ! Ce qui veut dire que le sosie de Biroutier détenait une carte magnétique à son nom et que ses empreintes figuraient sur l’enregistreur contactuel permettant l’ouverture des portes les plus « infranchissables ». Il n’existe pas six personnes au Centre qui possédassent[2] un tel régime de manœuvre.
« Woaf s’est fait piquer à cause d’un attaché-case qu’il trimbalait et qui contenait une arme révolutionnaire, sorte de pistolet capable de projeter un gaz soporifique d’une efficacité inouïe. Le truc en question se trouvait entouré d’isorofulmiflube afin de le rendre inidentifiable par les arcs de contrôle. Mais ceux-ci venaient d’être changés contre un détecteur dernier modèle qui s’est mis à gueuler aux petits pois lorsque l’attaché-case a été soumis à ses rayons.
« L’alerte a été donnée ; une chasse à l’homme s’en est suivie. Woaf, qui avait les condés de passage pour circuler librement, a bien failli s’en tirer. Mais l’un de ses poursuivants a branché l’interjectif de solutré B 14, lequel déclenchait la chaîne de caméras vidéo couvrant entièrement l’intérieur du Centre. Le poste de garde a donc pu suivre sur un écran géant les déplacements de l’homme. Ils ont compris qu’il allait s’enfuir par le sas de sécurité et y ont tendu une embuscade ; le gars s’y est fait arroser de première et vous connaissez le résultat !
« C’est moi qu’on a chargé d’enquêter sur ce micmac. Mon premier soin a été de questionner le blessé, mais avec six balles de.38 dans le corps, on n’est plus un conférencier performant. Malgré une injection en douce de Talking 32, il s’est montré peu loquace. Impossible de savoir ce qu’il préparait au Centre, ni pour le compte de qui il agissait. D’ailleurs, je doute qu’il ait bien réalisé mes questions. Tout ce que ce salaud a proféré, c’est « Biroutier, Police parisienne ». »
— Si c’s’rait une effervescence d’vot’ bonté, tonne Alexandre-Benoît, mon blaze n’est pas Biroutier, mais Bérurier !
Mortimer consulte un dossier posé devant lui.
— C’est juste, admet-il, Bérourière, en effet. Avant toute chose, je me suis fait faxer votre curriculum. En découvrant votre photo, j’ai manqué d’air ! Un instant, j’ai cru que Jess Woaf et vous étiez le même personnage. Une conversation avec votre directeur m’en a dissuadé. Alors j’ai voulu que vous veniez pour qu’on essaie d’y voir clair dans ce pot de merde, you see ?
Tu parles si on see !
— Je suppose, interviens-je, que vous avez enquêté dur sur feu Jess Woaf ?
Il lève ses yeux en forme de presse-papiers au plafond figurant le ciel, où deux grosses mouches s’enculent, la tête en bas (ce qui est particulièrement périlleux pour qui n’est pas un insecte diptère). Ensuite, Dave ouvre son putain de dossier, en extrait un fourre jaune contenant des feuillets manuscrits, et le jette devant moi.
2
Le subjonctif est de moi, tu penses bien que c’est pas un enfoiré de Ricain qui pourrait l’utiliser !