J’entraîne le médecin, mort d’angoisse, jusqu’en son antre.
Travail précis. Pourtant, je déteste dicter. Quand on commet, faut « regarder » sa pensée se développer sur le papelard, sinon tu te mets à vagabonder de la gamberge. Mais là, non, correct : ça sort bien. No problème. Mes idées sont nettes et mes phrases à peu près cohérentes.
Je m’y suis pris de la manière suivante : j’ai tubé au Vieux, lui ai annoncé que j’étais dans une situation critique et que j’allais balancer un rapport soi-soi. Il a mandé une secrétaire spécialisée, a branché le diffuseur et je n’ai plus eu qu’à dicter. C’est parti tout seul, comme un orgasme. Mon esprit était d’une limpidité de source. J’oubliais rien. Je cheminais pépère dans ce paquet d’embrouilles. Ça me venait comme te revient une récitation apprise dans ta jeunesse. « Il fait nuit, la cabane est pauvre mais bien close. Le logis est plein d’ombre et l’on sent quelque chose… » Tout pareil, je te dis. Un pur bonheur. Ça devait me résulter de cette immense fatigue qui m’affûtait la perception.
Je restais assis, face à Robinson, son flingue en pogne toujours dirigé vers lui. Il m’écoutait. Au début, j’ai eu l’impression de lui apprendre des choses. Marrant, non ? Des trucs que d’autres n’avaient pas pris la peine de lui expliquer, bien qu’il fût leur allié.
Là-bas, à l’autre bout, dans son burlingue de la belle France, le père Chilou ne pipait pas. Peut-être qu’il se laissait lanturer le zifolo en m’écoutant, car il est capable de ça, le dirluche, lorsqu’une greluse lui perturbe le glandulaire. Grave ou pas, l’instant est toujours à la disposition de son bec verseur, l’apôtre ! Priorité absolue au chipolata, il est commako, l’Achille au pied léger !
Je percevais le tapotis léger de la sténotypiste. Des fois que c’était elle qu’il bricolait en loucedé ? Un petit solo de poiluchards pendant que s’escrimait la pauvrette à capter mon verbe sacré. Comment qu’elle aurait rebiffé, talonnée qu’elle se trouvait par mes phrases rapides ?
Et puis, bon, j’ai eu fini. Il s’en est suivi comme un silence.
Le Vénérable a fini par murmurer :
— Vous ne trouvez pas ça un peu extravagant, Antoine ?
— Terriblement, voire même à la limite du vraisemblable, patron !
— Heureux de vous l’entendre dire.
— Vous connaissez la vieille formule : incroyable mais vrai !
Nouveau silence.
— Que comptez-vous faire ? a-t-il questionné.
— Le plus dur. Mais il faut que vous me balisiez la piste pour « après ».
Réflexion prolongée de l’Eminent, ou alors on lui tergiversait le guignol à deux mains (il adore). Enfin, il a soupiré :
— D’accord, San-Antonio. Je vais réaliser l’impossible. Réclamer l’aide du président, si nécessaire ; vous savez qu’il vous a à la bonne.
De nuit, l’asile ressemblait à une citadelle bavaroise du siècle dernier. Il se découpait, en noir d’encre de Chine, sur une dégueulasserie de ciel gris marqué de lourds nuages. Le docteur a stoppé sa tire là où il la garait habituellement.
Je conservais son pétard en fouille.
— Soyez naturel, Dac, l’ai-je prévenu. Au moindre problème, j’interromps votre saloperie de carrière.
Il n’a pas réagi. Semblait boudeur. Mécontent ! Il allait sonner à la grande porte, mais j’ai arrêté son geste.
— Ne me faites pas croire que vous n’avez pas la clé de votre propre boutique, mon vieux !
Alors il hausse les épaules et tire un trousseau de clés de sa vague, en sélectionne une. On pénètre dans cette affreuse bâtisse. Nos pas résonnent sur les dalles. Direction : first floor. Large couloir qui pue le désinfectant. Un gros balèze à frime de gorille constipé surgit. Il porte un bénouze de toile blanche, un pull à col roulé, des sabots blancs garnis de caoutchouc en dessous.
— Oh ! Docteur ! exclame-t-il, surpris.
Mon compagnon ne bronche pas et se dirige vers la pièce où « demeure » Standley (avec un « d ») Woaf. Il fait un signe du menton au gorille constipé. Icelui sort un passe dont il se sert pour délourder la porte.
Nous entrons. Il donne la lumière. Le lit est occupé par un très vieil homme à tête de mort barbue.
Je bondis :
— Où est Woaf ?
Chose curieusement étrange, voire étrangement curieuse, Robinson paraît tout aussi stupéfait que moi. Il se tourne vers le garde nocturne pour répercuter ma question (en anglais my question). L’autre a le menton noir de barbe. Il est à ce point pileux que tu la vois croître sur son minois de chourineur.
Il répond, surpris de la surprise du toubib, que « Mais, le malade a été transféré, selon vos instructions, docteur. »
— Quelles instructions ? égosille le chef de cet étrange asile.
Moment de transition. On passe la vitesse supérieure.
Je défrime Robinson avec le regard qu’avait Vendredi, le jour où le ravitaillement ne s’étant pas opéré, il se mettait à envisager des choses.
Je phosphore à une vitesse supersonique. T’entends le « bang ! » de ma pensée qui déchire le silence de cet établissement.
Dominé, le doc interroge son singe à poils longs. Nous apprenons ainsi que la veille, une ambulance est venue chercher Standley Woaf pour le conduire vers une destination inconnue.
Pincemi et Pincemoi sont sur un bateau, le commandant tombe à l’eau, qu’est-ce qui reste à faire ?
T’as déjà entendu jouer de la scie musicale ? Quand le scieur étire une note entre ses genoux, la longue vibration imprimée par son tremblottement… En moi, « ça » joue de la scie. C’est sur mes nerfs que frotte l’archet. Je m’exhorte :
« Antoine chéri, tu as cinq secondes pour piger. Passé ce délai, aucune réclamation ne sera prise en considération. »
Je mate la fenêtre. Oui, c’est bien la chambre où se trouvait Standley.
Je contemple le lit, avec le petit vieillard barbu, quasi mort (ce qui lui reste à vivre doit se compter en jours, peut-être en heures.) Il est pratiquement « out », la paupière retroussée sur du blanc, le souffle imperceptible, la bouche pareille à celle d’un poisson naturalisé.
Puis mon regard dévie sur la potence soutenant le matériel du goutte-à-goutte, dérisoire poste à essence schématisé. Son tuyau est accroché au bras de la potence à l’aide d’une grosse pince métallique. Bibi, comme en état second, s’approche du vieux malade et rabat drap et couvrante. Il gît sur sa couche, les deux bras allongés le long de sa décharnance ; pudiquement je le recouvre.
La scie musicale file un aigu au fond de moi. Mais alors tout à fait à la cave !
Tout à coup ça se déclenche. Sans crier gare ! L’impulsion incontrôlable.
Je prends mon élan et shoote dans les roustons de l’infirmier de nuit ! Il s’attendait pas, le gorille ! Un tir pareil du gauche dans les amulettes, ça te désastre tout l’organisme. Il ne profère qu’un mot. Si on peut appeler cela un mot. Il s’agit plus exactement d’une onomatopée. Il fait « Beurg ». En américain. Mais très fort ! Un rugissement de lion !
Et puis il serre les genoux, se penche très en avant et dégueule des denrées évasives, passablement digérées déjà, si je puis me permettre cette précision indispensable pour la compréhension de l’œuvre. Il tremble en gerbant. Sa gueule verdit poireau. Il porte ses mains devant ses couilles en un geste de tardive protection. De si beaux roustons qu’il couvait comme des œufs dans son bénoche flottant ! Oh ! l’infortuné ! Heureusement qu’il a deux enfants, dont l’un de sexe mâle, ce qui perpétuera sa race de con !
Robinson pige mal l’objet de cette agression. Il me frime craintivement, se disant que si je lui accorde le même régime, il est pas près de ramoner la voie romaine de son gigolpince.