— Je déteste qu’on me bourre la caisse, lui dis-je. Votre gros primate prétend qu’on a évacué Standley Woaf hier, or ce goutte-à-goutte est toujours en place et il perle encore du sang sur l’aiguille alors que les poignets du vieux moribond ne comportent pas la moindre trace de piqûre. En réalité « on vient de déménager Standley », juste avant notre arrivée. Je crois comprendre pourquoi. Dès que nous avons eu le dos tourné, cette petite garce de Margaret a profité de ce que mon ami était occupé à surveiller votre minet pour donner l’alerte. Elle cache bien son jeu !
Robinson hausse les épaules.
— Je n’en sais pas plus que vous, fait-il.
Et c’est probablement vrai. Seulement le gorille éburné, lui, sait tout puisqu’il ment. Pour travestir la vérité, il faut la connaître, non ?
Qui vient de crier que je suis génial ? Vous, mademoiselle ? Merci. Vous changerez de culotte et vous viendrez me voir dans mon bureau après le livre, j’en n’ai plus pour très longtemps.
Je me sépare momentanément du bon docteur Robinson d’un coup de crosse sur le cigare, qu’ensuite je vais appuyer le canon de l’arme sur la tempe du simien :
— Je me suis toujours demandé si une cervelle humaine était beaucoup plus grosse qu’une cervelle de mouton, lui dis-je ; si tu ne me racontes pas où tu as planqué Standley Woaf, j’aurai la réponse à ma question.
— Au sous-sol, il s’empresse.
— Tu peux marcher ?
— Je ne sais pas.
— Essaie, tu verras bien. Ça joue ? Bueno ! Aide-moi à coucher le toubib dans le lit du grand-père, ensuite, tu lui feras une piqûre de Staphylome glauque pour qu’il puisse récupérer en paix ; j’en ai aperçu sur la petite table de chevet à Pépé.
Standley Woaf est allongé sur un brancard roulant, recouvert d’un drap jusqu’au menton, le regard vide. Nazé, prostré. Out ! Et même septembre, tu vois !
Je me penche sur lui et avance une main tremblante vers son cou que traverse une longue cicatrice d’un sale brun rougeâtre. De la peau de mes doigts, je la caresse. Puis, de l’ongle de mon cher auriculaire, en titille le commencement. A force de grattouiller, un petit bout se soulève. Je le pince entre le pouce et l’index, tire. Ça vient. Cicatrice parfaitement imitée.
Une fois arrachée, elle découvre un large cou à replis, couperosé, sur lequel se lisent les traces d’ecchymoses anciennes.
D’un geste rageur, je fous loin le drap-suaire.
— Maintenant, retire-lui le bas de son pyjama, enjoins-je à mon accompagnant.
Il commence à retrouver figure humaine, si je puis dire, le gorille. Des projets de couleurs s’amorcent derrière sa barbe satanique.
A gestes expérimentés, il dépiaute le bas du patient.
— Je vais te poser une question, l’ami. T’est-il déjà arrivé de voir une bite de cette ampleur ? je lui demande gentiment.
Il secoue négativement la tête. Sincère.
— Non ! reprends-je. Plus mahousse, plus long, plus turgescent, on ne peut pas trouver. Même le cheval est ridiculisé. Franchement, y a que l’éléphant qui lui fait la pige. Mais C’EST L’ÉLÉPHANT !
« Il est également sous Staphylome glauque ? » fais-je en désignant Béru.
Mon Béru ! Notre Béru à tous.
— Exact.
— Depuis plusieurs jours ?
— Depuis son arrivée ici.
— Et le Staphylome glauque fait effet combien de temps ?
— Si on cesse les injections, il commencera à récupérer dans les quarante-huit heures.
— Avant, déclaré-je, je prends le pari. Tu ne sais pas ce que c’est que ce mec ! Raspoutine était une gonzesse pubère en comparaison !
Effectivement, il a commencé à rouvrir les yeux le lendemain à midi, le Gros.
L’heure du déjeuner, tu penses bien qu’il allait pas rater ça ! Par contre, le docteur Robinson, lui, pionçait toujours, je crois que l’infirmier, dans son brouillard de souffrance, avait dû lui voter la dose gladiateur.
On attendait la conclusion au chalet de rondins. C’était plus joyce que l’abominable hospice. J’avais puni Margaret de sa trahison (elle m’a expliqué qu’elle avait agi par crainte des futures représailles) en ne la touchant plus. J’avais même interdit à Blanc de se laisser moduler la haute fréquence par cette péteuse de merde. Si ses sens lui trémulsaient le baigneur, elle avait qu’à se rabattre sur le petit pédoque du docteur Robinson, histoire de le convertir ou bien se pratiquer une lutinerie ambivalente dans le Comptoir des Indes !
On a profité de l’attente pour questionner le giton aux yorkshires. Il aurait préféré prendre un gouine dans le rond que des baffes dans la gueule, mais il savait se contenter des torgnoles. Elles l’émoustillaient. Quand il avait une nouvelle dent branlante, il répondait à mes questions. A la fin, pour l’accoucher complet, je lui ai laissé entendre qu’en récompense, mon pote noir lui interpréterait peut-être la Danse du Sabre en première mondiale et sans lubrifiant.
Alors il a complètement craqué. Cela dit, depuis que j’avais accouché la môme Peggy près du rouleau compresseur, je savais à peu près tout : à preuve mon rapport circonstancié au Vieux. Toutefois, il restait des points obscurs, des précisions, tout ça. T’sais, après des embrouillaminis de ce tonneau, on oublie des choses, des trucs, des machins. Cent fois sur le métier faut repasser à tabac Pierre, Paul, Jacques, pour compléter la vulve d’ensemble. Mastiquer les fentes !
L’histoire…
Tu veux vraiment que je te la résume ? A quoi bon, puisque je l’ai narrée au Vieux ? T’insistes ? Tu quoi ? Ah ! t’as payé. Oui, c’est vrai. Toujours ces bon vieux arguments minables ! Le pognon sacré ! Finir le plat puisqu’il est réglé ! Tant pis si tu vas au refile ensuite.
Bon, tout ce cinoche parce que Jess Woaf, un beau matin, comme il n’avait plus un cent pour s’acheter de l’alcool, a eu une idée. Il s’est souvenu de l’arme qu’ils avaient inventée, son frère et lui, puis planquée et oubliée. Il s’est dit qu’il pouvait peut-être monnayer leur découverte. Il s’agissait d’un pistolet hydrothérapique capable de tirer des balles en glace. T’as bien lu, mon Lulu ? En glace, c’est-à-dire en eau congelé ! Son efficacité résidait dans la force propulsive qui ne s’accompagnait d’aucune élévation de température grâce à une chambre de gaufrage modulé incorporée au combusteur latent.
Je t’explique : le tireur conservait ses balles, solidifiées au diamètre de l’arme, dans une boîte isotherme. Il les introduisait l’une après l’autre dans le canon et un système d’air comprimé extrêmement puissant, précipitait la balle de glace sur la cible. Elle accomplissait son travail perforateur tout comme si elle eût été en acier, mais, évidemment, sans provoquer d’éclatement des tissus. Il fallait donc un tireur d’élite pour s’en servir efficacement, c’est-à-dire un homme capable de viser rigoureusement juste un point vital : le cœur, ou le cerveau via l’œil ou l’oreille.
Cette invention permettait d’abattre un individu sans laisser de trace, le projectile fondant rapidement dans le corps qu’il venait de trouer. Etant des artistes de music-hall, les deux frères n’avaient pas l’emploi de cette trouvaille pour tueur à gages, ils la cachèrent donc chez eux et l’oublièrent.
Et voilà que, par ce méchant matin (au fait, peut-être était-ce un soir ou une nuit ?), Jess Woaf, totalement à la cote, repense au pistolet. Comment en tirer de l’artiche ? Un truand se fout de cette invention, les flingues classiques lui suffisent. A y bien réfléchir, Jess se dit que l’arme ne saurait intéresser à la rigueur que certains services occultes de l’Etat. Alors il écrit carrément à la C.I.A.