C’est vraiment, quand on y réfléchit, une bouteille à la mer. Que pèse dans cette institution la lettre d’un quelconque zozo plus ou moins illuminé ? Pourtant, Jess a dû fournir suffisamment de détails pratiques pour que sa propose ne tombe pas aux oubliettes. Sans doute a-t-il joint des programmes de leur période artistique pour inspirer confiance, prouver qu’il avait été un professionnel des armes à feu ? Toujours est-il qu’il est contacté.
Malgré qu’il soit un homme déchu, un clodo de dernière zone, on « traite » avec lui. Et sur ses dires, ses explications, ses graphiques, il touche une avance et écrit à sa mère de lui envoyer « la chose ». Combien lui a-t-on versé pour son gadget ? Je l’ignore. M’en tartine la prostate. Toi aussi, je gage ? Assez, sûrement, pour qu’il puisse se beurrer un bon bout de temps et ne plus coucher sur les trottoirs.
Seulement, sa période faste ne durera pas. Il sera victime de son génie, car il se trouve que le fameux pistolet s’avère être une totale réussite. Un certain compartiment (je n’ose employer le mot « département ») de la C.I.A. groupe tous les coups pas cathos, y compris les recherches louches et les exécutions dites « de nécessité ». Ce service a pour chef le lieutenant Mortimer.
Ce mec, c’est le diable avec la gueule de Monsieur Tout-le-Monde ! Il a commencé dans la truanderie, mais il a obliqué en cours de route pour devenir — ô ironie ! — une espèce de gangster de l’Etat. Les grandes entreprises ont de coupables besoins ; pour garder les mains propres, il leur faut des « valets de sang ». Le pistolet des frères Woaf est appelé à de drôles de missions. Lorsqu’elles s’accompliront, il est impensable qu’un poivrot se répande en révélations gênantes. Mieux vaut le museler radicalement. Le voilà pour ainsi dire condamné à mort. On veut du travail propre. On organise donc un « accident de la circulation ».
Par miracle, Jess Woaf en réchappe. Seulement, il n’est pas si abruti qu’on le pense, « l’inventeur ». Ses méninges font peut-être un peu la colle, because le bourbon, n’empêche qu’il sait les faire travailler dans les cas graves ! Il entrevoit de sales perspectives concernant sa retraite heureuse, l’ancien tireur d’élite. Il lui vient comme des présages méchamment funestes, Ernest ! Alors, comme ça reste un zig plein de culot, il reprend contact avec ses potes de la C.I.A. et leur balance un avertissement sans frais. En substance, celui-là : « Méfiez-vous, j’ai un demi-frère qui est une huile dans la Police parisienne. Je viens de l’affranchir de ce qu’il se passe. Qu’on me bute et y aura de sacrées révélations à propos de votre damnée baraque. Un patacaisse in-ter-na-tio-nal ! »
Vous savez ce qu’on pense des Ricains sur la planète ? On les craint encore un peu, mais le monde entier ou presque rêve de les barbouiller de merde ! Et alors tu sais quoi, Benoît ? Jess balance le nom de Bérurier. Comment il est au courant ? Par sa maman, la vieille Martha. Elle s’est fait affranchir par le docteur Golstein après qu’il l’eût fécondée artificiellement.
C’était une fille pas comme les autres, une fille à idées fixes. Et moi, dans mon immense tronche ruisselante d’intelligence, avec, de surcroît (voire de suroît quand le vent souffle du sud-ouest) un pif de flic qui équivaut à douze antennes paraboliques géantes, moi donc, je ne puis m’empêcher d’évoquer l’étrange mort des Golstein et de me dire… Parce qu’enfin, ils étaient bien à l’abri, aux U.S.A., ces braves israélites teutons ! Leur existence était cool, non ? Ils possédaient du blé (peut-être trop ?), lui poursuivait ses travaux… L’ennui, selon moi, c’est qu’il les ait entrepris sur une diablesse comme la môme Martha ; une frangine pas du tout comme les autres, qui haïssait les matous de la terre entière ! Alors, oui, je peux pas m’empêcher de songer que… Tu piges ? Oui : qu’elle ait assassiné les Golstein. Mais enfin, c’est pas mon problème, Arsène. Elle avait ses raisons. Y a prescription, de toute manière.
Pour t’en revenir, Martha a voulu connaître les origines de ses foutus jumeaux. Elle avait de l’argent pour faire procéder à des recherches. Peut-être s’y est-elle pris tardivement, à l’époque où Alexandre-Benoît était directeur intérimaire de la Rousse ? Elle a cassé le morcif à ses garçons, pour leur assurer un condé en cas de besoin. Je sais pas. Je suppute, comme disait une péripatéticienne de mes relations. Elle leur a narré les expériences de Golstein sur sa personne. Tout, quoi ! Les secrets sont faits pour être révélés. Anastasia, Louis XVII, le Masque de Fer, c’est juste des exceptions chargées de fournir des sujets à mon ami Decaux quand il est pas ministre.
Du coup, ça l’a passionné, Mister Mortimer. Il a carrément fait assaisonner Jess Woaf et a mandé Bérurier afin d’avoir le cœur net à propos des révélations faites à Béru. Il a monté tout un barlu sur la fameuse base où l’autre con se serait soi-disant fait descendre, afin que l’histoire revête de telles proportions que les fariboles du gars Jess ne tiennent plus la route devant un bigntz top secret. Affaire d’Etat ! Il a prétendu que Jess, dans sa mourance, avait proféré le nom du Gros : c’était pour tâter le terrain, tenter d’accoucher mon pote. Le hic c’est que je suis venu avec le Mastar et qu’on ne la fait pas à Sana, si tu veux bien l’admettre !
Quand il nous a vus à l’œuvre, le salaud a pris peur. Il a décidé de procéder à une fausse mise à mort du Mammouth. On a sacrifié Standley, le déplafonné, pour pouvoir le remplacer par Bérurier, et ainsi avoir mon pote à dispose, le médicamenter à bloc pour, lorsqu’il serait à point, le faire parler. Une équipe « spéciale », dirigée par Miss Peggy et ayant Horace Berkley comme « chef exécuteur » a pris les choses en main.
Béru officiellement mort, et ma pomme soupçonné de son assassinat, Mortimer a cru avoir aplani la situasse. On rapatriait le cadavre et moi, libéré par protection, j’allais retourner vite fait à Pantruche, heureux de m’en tirer à si bon compte. Seulement il est pugnace, ton Sana chéri. Et pas qu’au plumard ! Il s’accroche pire qu’un morpion alpiniste ! J’opère un faux départ et reviens en force avec mon collaborateur noir ! Je me berlurais en espérant leur avoir donné le change.
Ils ont su immediately que, non seulement je ne regagnais pas l’amère patrie mais que, tout au contraire, je revenais à la charge. Cette fois, ça cacatait un peu trop pour leur pomme ; ils aiment pas les vagues, à la C.I.A. ! Je commençais à leur franchir le mur du son, aux vilains. Fallait me couper l’herbe sous les arpions. Alors, liquidation de Nancy qui devait savoir trop de choses, à mon nez et barbe ! Couic ! Pile à l’instant où j’allais l’accoucher en grand, lui faire une césarienne.
Après cette déconvenue, je me pointe à l’asile où l’on m’empêche de voir Standley ! Tu parles : il avait été remplacé par le Gros ! Malgré l’interdit et la douce complaisance de Margaret-le-feu-aux-meules, mon pote parvient jusqu’au « malade ». Cette fois, la mesure est comble. On décide de me faire figurer sur la liste des allongés. Mais le commissaire bénéficie jusqu’à ce jour de la protection divine, j’aimerais que tu le suces ! Le reste, t’es au courant, Bertrand ! Les embûches de Noël, t’as vu comme il s’en rit, Antonio, dit beau dard ? Même quand le hasard cynique nous met entre les pattes veloutées d’une gourgandine assoiffée de veuvage, il s’en sort, l’Invincible ! Mieux, ce drame qui se greffe sur l’autre s’avère bénéfique quand on considère les choses avec le recul.
Le téléphone sonne. On sursaute. Le Black décroche. Ecoute.
— Je vous le passe !