— Résumé de la vie du gars, commissaire. Vous pourrez le lire à tête reposée ; en attendant, je vous livre les grandes lignes. Né à Lyons, Colorado. Père mineur, tué par un éboulement de galerie. Sa mère, Martha, trime dure pour élever ses deux garçons. Elle est serveuse dans un steak-House et se fait tromboner assez volontiers par les clients de passage, si bien qu’il lui vient une fille en plein veuvage ! Nancy ! A seize ans, la môme est déjà pute et va négocier son cul à Denver.
« Pendant ce temps, les deux frères Woaf qui sont jumeaux s’engagent dans un cirque. Des vauriens qui fricotent à la lisière des lois, sans toutefois devenir truands complètement. Ils sont inséparables, comme la plupart des jumeaux. Mettent au point un numéro de tir au revolver assez spectaculaire qui consiste à se flinguer réciproquement. Ils ont une coiffure de plumes, kif les Indiens, et se revolvérisent jusqu’à ce que chacun ait sectionné toutes les plumes de son vis-à-vis. Ils traînent à travers l’Amérique : U.S.A., Mexique, Canada. Des périodes de chômage, mais dans l’ensemble ils s’en sortent. Parfois, retour aux sources, c’est-à-dire chez la vieille Martha, à Lyons. Se mettent à picoler et ce qui doit arriver arrive : un soir, Jess file une praline dans le cigare de Standley, son jumeau. Drame ! Le gus n’en meurt pas, mais il est complètement à la masse et on l’enferme dans un hospice. Fin du numéro ! La vieille maman défunte peu après.
« Quelques années s’écoulent, pendant lesquelles la trace de Jess Woaf devient floue. Sa frangine, qui continue de travailler des miches à Denver, prétend avoir perdu le contact avec Jess. Elle sait seulement qu’il s’est rabattu sur New York où il serait devenu vaguement clodo, point à la ligne. Et puis, stupeur ! L’ancien tireur de cirque est retrouvé au Centre si hermétique de Floride. Il y est entré au début de l’année sur la recommandation du sénateur de Floride, Robert Gaetano, mort le mois dernier dans un accident d’avion (un jet privé qu’il pilotait lui-même, ce con !).
« Ce que Jess Woaf foutait au Centre ? Vous voulez que je vous le dise, les gars ? Rien ! Il avait titre d’inspecteur. Inspecteur de quoi ? Personne n’en a jamais rien su. Ces endroits sont tellement secrets qu’on n’ose même pas dire bonjour aux gens qu’on y croise. Il y disposait d’un bureau dans lequel on n’a strictement rien trouvé. Une histoire de dingue !
« Comment a-t-on récupéré ce type de cirque devenu clodo ? Comment est-on parvenu à le rendre sobre et à lui donner bonne apparence ? Pourquoi un sénateur s’est-il compromis au point de ménager son entrée dans un endroit mieux protégé que Fort Knox ? Mystères ! Sur toute la ligne. Je vous le répète : c’est une histoire de fou ! Personne n’a entendu parler de lui en haut lieu. Ce mec surgit et se fait zinguer. Avant de passer l’arme à gauche, sous l’effet d’un stimulant puissant, il prononce trois mots. Seulement trois. Il murmure : « Biroutier, Police parisienne. » Et voilà le tracé de cette curieuse affaire, mes camarades français ! »
— On pourrait-il avoir un’ aut’ bière ? demande Bérurier.
Le mulot suédois a ramené un pack, à la vaste satisfaction du Gros.
— A quoi pensez-vous ? demande Dave Mortimer à mon pote, le voyant sourire doux.
— Vous connaissez la blague des deux chiens chez l’vétérinaire ?
Le salaud ! Il me la pique !
— Non, avoue Dave, surpris.
Et Béru :
— C’est des cadors chez l’véto. Un caniche et un doberman. L’doberman d’mande au caniche :
« — Pourquoi t’est-ce tu viens ? »
« — Parle-moi-z’en pas, dit l’caniche, c’est l’printemps qui m’ bricole les sens. Hier, en voiliant la chatte dans l’salon, j’y ai fait crac-crac. La patronne m’a surpris et elle s’est fâchée comme quoi é n’voulait pas d’ces cochonnances chez elle. Alors é m’amène châtrer ! Et toi ? »
« — Moi aussi, c’est l’printemps, déclare l’doberman ; mais j’y sus été plus fort que toi. La patronne encaustiquait l’plancher. En aperc’vant son gros cul, j’ai pas pu m’retiendre et j’lai fourrée à mort. »
« — Eh ben ! dit donc, j’comprends qu’é t’amène châtrer ! » fait l’caniche.
« — Et m’amène pas châtrer ! E m’amène pour qu’on m’coupe les ongles. »
Béru hurle de rire. Dave demeure de glace.
— Et alors ? il fait. Qu’y a-t-il de risible là-dedans ? Vous croyez que c’est agréable les griffes d’un gros chien en train de vous mettre ? A ce propos, Biroutier, votre père a-t-il fait un séjour en Amérique, il y a quarante-six ans ?
— Mon vieux n’a jamais venu aux Etats-Unis, rebuffe Alexandre-Benoît, vexé du bide qu’il vient de prendre avec sa blague. Grande gueule comme il était, papa, vous parlez qui s’en s’rerait fait péter l’bec d’un pareil voiliage !
— C’est donc Mme Woaf qui aura fait le voyage en France, conclus-je.
— Non, déclare Mortimer, cette dame n’a pas quitté le Colorado de toute sa vie !
— Donc, conclut le Gros en décapsulant une boutanche de bière avec ses dents, on n’a pas l’moind’ degré de parenterie, vot Jess et moi ! Not’r’semblerie, c’t’un phénomène d’la nature. On est bon pour l’liv’ des records !
C’est un zig pugnace, Mortimer. Accrocheur du style vérole-morpion. Ne se laisse pas terrasser par le temps ni par le mystère. Les pires objections, il les balaie d’une reniflade.
A la dixième bière, il se lève pour aller licebroquer. Tu diras que l’habitude est une seconde nature : il coiffe son feutre pour se rendre aux gogues. Il revient des tartisses les yeux pleins de larmes, tellement son besoin était intense.
— Vous comprenez, déclare-t-il avant même d’entrer dans le bureau, preuve que sa pensée est encore plus pressante que son envie de pisser, vous comprenez, n’importe les supputations qu’on puisse faire sur cette damnée ressemblance, un fait domine tout le reste : avant de crever, ce rigolo a cité Biroutier. Biroutier, Police parisienne. Ces mots, il ne les a pas inventés dans un délire. Ils correspondent bel et bien à du réel. Le bougre a connu Biroutier ou a entendu parler de lui. Et moi, tant que je ne saurai pas pourquoi il les a prononcés, ces trois mots, je ne lâcherai pas mon os !
— C’est moi, votre os ? réagit le Mammouth.
— Mettez-vous à ma place ! plaide Dave Mortimer.
Le Gros vide sa bière en cours, émet un rot forcené qui fêle la vitre du fond et déclare :
— Si vous aurez pas suf’samment d’mémoire pour vous rapp’ler qu’j’ me nomme Bé-ru-rier et non Bi-rou-tier, faudrait mieux qu’vous changeasse d’boulot, gros lard. Salut !
Et, presque digne, il marche vers la lourde.
— Stooooop ! hurle alors Mortimer.
Le Mastar s’immobilise.
Le lieutenant m’apostrophe :
— Commissaire, je ne veux pas tourner autour du pot. Nous sommes en présence d’une affaire exceptionnellement grave qui intéresse la défense des Etats-Unis. Bérourier est le seul élément positif dans l’histoire. Je dois l’avoir à ma disposition.
C’est à mon tour de fulmigéner :
— Mais, putain de vous, Dave, mon collaborateur est un fonctionnaire français d’une intégrité absolue dont je réponds comme de moi-même. Notre grand patron aussi répond de lui et, si c’est nécessaire, le président de la République française en répondra également. Vous avez souhaité le rencontrer et il s’est rendu à votre appel. Certes, l’affaire est incompréhensible, mais Bé-ru-rier n’y peut rien. A vous de trouver la solution sans porter préjudice à cet officier de Police émérite sinon je vous promets de déclencher un patacaisse international qui ne sera pas à la gloire de votre pays !