— Comme un Turc ?
— C’est un garçon qui fait fortune à Paris grâce à son appétit d’enfer. Il est spécialisé dans les personnes mûres et il se prodigue jusqu’à sept ou huit fois par jour. Des vraies « fois », Antoine. Pénétration recto verso. Certes, ses tarifs sont très élevés, mais quand on a les moyens de s’offrir un traitement de ce niveau, au moment où la plupart des femmes abdiquent…
— Et comment !
— Tu verrais ma chère épouse, tu ne la reconnaîtrais plus : elle passe son temps dans les instituts de beauté et chez les couturiers.
— Et toi, César, des masseuses ?
— Non.
— Comment, tu es seul dans ton lit pendant que Mme Pinaud monte en mayonnaise ?
— Bien sûr que non. Tu te rappelles Violette ? La jeune femme énergique que vous avez connue à Riquebon-sur-Mer où elle vous fut d’une si grande aide[3] ?
— Ah ! la rouquine surchauffée ? La tout-terrain qui passe les hommes et les femmes à la casserole ?
— C’est cela même. Elle était contractuelle, alors. Sur ses prestations exceptionnelles de Riquebon, elle vient de passer inspecteur et je suis chargé de la former !
— Toi ?
— Ils font confiance à l’expérience, mon petit.
— Tu la… formes, jusque dans ton plumard ?
— Cela constitue le repos du guerrier et ce serait plutôt Violette qui me servirait de monitrice. Quel tempérament d’exception !
Je l’entends déclarer :
— C’est San-Antonio, ma colombe ; il appelle des Etats-Unis. Tu veux lui dire un petit bonjour ? Attends, Antoine, ne quitte pas.
Un temps.
Voix rauque de la môme Violette :
— Allô, commissaire ?
Ça se transforme en miel, c’est doux, onctueux :
— Ce que ça me fait plaisir de vous entendre !
— Je n’ai encore rien dit ! objecté-je.
— C’est pareil, votre silence déjà me fait mouiller. Quand vous rentrerez, il faudra absolument qu’on se voie. J’ai modifié mon look en pensant à vous et je ne suis plus rousse mais blond cendré.
— Compliment. Ça marche avec le père Pinuche ?
— C’est un amour d’homme. Il lèche pendant des heures sans respirer. Moi qui raffole de ça ! C’est unique comme performance. Il a une façon de vous suçoter le clitoris tout en le titillant de la langue qui est proprement étourdissante !
— Ah ! ce sont encore des manières de l’ancien temps, ma poule. Le dernier carré des chevaliers de la minette ! Et le boulot ?
— J’adore. J’espère que je travaillerai bientôt sous vos ordres.
— Facile ! T’as des news de Jérémie Blanc ?
— Sa femme vient d’avoir des jumeaux ! Il cherche une maison à la campagne pour sa tribu.
— Ravi de ces bonnes nouvelles, Violette. Tu me repasses le père La Liche ?
— Je vous adore, commissaire !
Le Fossile bêle dans l’appareil :
— N’est-elle pas exquise, Antoine ?
— On en reprendrait ! Maintenant parlons travail, cher Mathusalem, ouvre grand tes étagères à mégots.
Et je lui relate succinctement l’affaire que tu connais déjà. Lorsque j’ai achevé le récit, j’attends l’appréciation de mon homme lige, étant toujours friand de ses considérations.
— Les choses comportent sûrement une explication des plus simples, déclare César. Il ne faut pas se laisser impressionner par l’aspect stupéfiant de cette ressemblance, non plus par le fait que ce type ait mentionné Alexandre-Benoît dans son coma.
Cher Pinuche ! Comme il « garde raison » (les gens de politique, dans leurs déconnes emphatiques déclarent fréquemment et doctoralement « il faut raison garder », pour faire accroître qu’ils ont des lettres, alors qu’ils n’ont que des mots). Bien sûr que tout doit être très simple. Il me réconforte, le bon archange bouffeur de clitos.
— Tu as la date de naissance de ce Jess Woaf, petit ?
— 6 avril 1944.
— Par conséquent, il a été procréé en juillet 43. C’était l’Occupation, en France et je doute que le père Bérurier ait pu se rendre en Amérique !
— Notre gars de la C.I.A. prétend que la mère Woaf n’a jamais quitté le Colorado. C’était une femme modeste qui avait épousé un mineur.
— On va voir, Antoine, on va voir. Je suppose que tu m’appelles pour que j’aille enquêter à Saint-Locdu-le-Vieux auprès des contemporains encore vivants du papa d’Alexandre-Benoît ?
— Gagné ! exulté-je.
— Tu aimerais savoir ce que faisait le bonhomme en juillet 43 ?
— Tu as tout compris.
— Eh bien, nous allons nous mettre au travail dès demain, Violette et moi. Où puis-je t’appeler ?
— Envoie-moi des fax à l’hôtel Connos, Washington. Je préviendrai le préposé et je téléphonerai régulièrement pour qu’il me les lise, car nous allons nous déplacer pas mal.
Je vais mater le numéro de fax du Connos Hotel sur son papier à en-tête et le dicte à Don César de Pinuche.
Je souhaite « bonne continuation » au Branlant et vais ouvrir la porte à l’armada de serviteurs galonnés qui se pointent avec une demi-douzaine de chariots lestés de plats d’argent recouverts de cloches.
Les repas de Sa Seigneurerie Béru sont avancés !
Il bouffe pendant trois heures et douze minutes d’horloge, l’ogre de la Grande Taule. Posément, scientifiquement, dirais-je, attaquant chaque plat dans l’ordre où il se présente, ne passant au suivant que lorsqu’il est redevenu aussi étincelant qu’à sa sortie d’usine. Il briffe avec application, comme on déboise la forêt amazonienne. Son visage rouge violit, acquiert une luisance étrange dont les points les plus paroxysmiques sont les oreilles et les pommettes.
Au bonheur de claper se mêle une inquiétude sourde qu’il finit par me confier, la bouche pleine, après un turbot mayonnaise, des côtelettes d’agneau à la menthe, un pigeon farci, des filets de sole « normands », un contre-filet grillé et un chiche-kebab pimenté.
— J’croive qu’j’ai vu jeune, balbutie-t-il. Deux boutanches, c’est dérisesoir, d’autant qu’tu m’en as éclusé un godet. J’vas pas pouvoir faire la soudure, mec. Soye gentil : d’mande au rome-service d’me ram’ner deux quilles, vu qu’y m’reste encore cinq plats et qu’ça va commencer à peiner dans les montées !
Docile, je souscris à ses désirs.
— Tu es bien sûr de pouvoir avaler tout ça, Gros ?
Je lui parle comme à un grand malade, ou à un débile.
— A la romaine, ouais ! assure-t-il. D’alieurs, j’vas faire la p’tite pose Néron !
Il quitte sa table roulante (qui ne roule pas pendant les repas) et se rend dans la salle de bains. Un instant, je crois entendre la bande sonore de L’Aventure africaine, la scène où les lions attaquent le campement. Et puis le Gros réapparaît, en pleurs, souriant.
— J’sus paré pour la sute des événements, assure-t-il.
Il soulève une cloche et s’extasie :
— Du porcelet aux fruits confits, Sana ! J’eusse pas cru jaffer aussi bien dans c’pays d’cons.
Et Sa Grâce mange, mange, mange, après avoir démangé. Elle est heureuse, épanouie, neuve !
— Tu sais ce que c’est que le cholestérol ? lui demandé-je brusquement.
Il secoue négativement la tête, avale sa fournée en cours et demande :
— Ça se mange ?
Ce qu’il y a de positif avec la C.I.A., c’est que ses agents, quand ils font un « papier » sur quelqu’un, ne laissent pas de blancs. Tout est archidocumenté, avec les lieux, les dates, les adresses, et jusqu’aux numéros téléphoniques.