Un grand zinc bleu avec des lettres noires peintes sur le pucelage (Béru dixit) nous crache à Denver. Il fait un temps superbe et les crêtes des Rocheuses scintillent à l’Ouest. L’air est vif, le type de chez Avis à qui je loue une Jeep Cherokee l’est aussi. Carte de crédit, quelques signatures et il me remet une enveloppe de plastique.
— Votre carrosse est dans la travée 8, la clé de contact se trouve sur le tableau de bord. Bonne route !
Dix minutes plus tard je circule le long d’une large avenue où se succèdent motels et stations d’essence. L’un des motels s’appelle Cheyennes Village, une enseigne gigantesque éclairée même de jour l’annonce en caractères géants. Un Indien emplumé décore l’immense panneau. Il manque des ampoules à sa coiffure, ce qui crée des brèches fâcheuses. Les bungalows sont en forme de tentes. Me rappelant l’exercice de music-hall auquel se livraient les frères Woaf, je décide de descendre dans cette pittoresque urbanisation, histoire de plonger dans l’ambiance.
Un gros type à lunettes, rouge de visage (lui c’est pas le sang indien mais la couperose) s’interrompt de lire Les Fondements de la métaphysique des mœurs, de Kant, illustré par Wolinski, pour me piquer cent dollars en échange de la clé 37. Il a dû me reconnaître, car il me fait signer son registre d’hôtel.
Béru et moi prenons possession de notre tente de béton, laquelle se compose d’une grande chambre circulaire à deux lits et d’un cabinet de toilette qui pue les bains-douches publics de Conakry. L’endroit n’est pas très luxueux : on voit la trame des tapis mieux que celle d’une pièce de patronage, l’unique armoire de pitchpin est de guingois et la photographie couleur de Marilyn ornant le mur (il n’y en a qu’un, la pièce étant ronde !) est si constellée de chiures de mouches que la malheureuse semble avoir attrapé la peste bubonique.
Le Mastar dépose son sac de plastique sur la table (en anglais : on the table) et pivote sur lui-même à l’instar de Copernic quand il préparait son traité intitulé, tu t’en souviens : De revolutionibus orbium coelestium, libri VI.
— C’est rond, finit-il par décréter.
— Non, rectifié-je : c’est circulaire.
— T’as une préférence pour le plumard ?
— Oui, dis-je. J’aimerais celui que tu ne prendras pas !
Il pouffe.
Et pour ne pas être en reste :
— Tu connais l’histoire de Ouin-Ouin chez le médecin ?
— Probablement, fais-je. Je connais l’histoire de Ouin-Ouin au cirque, à la messe, chez le pédicure, au bordel, sur la tour Eiffel, au zoo, à l’armée, chez le boulanger, au cimetière, au golf, au marché aux puces, chez le masseur, à la gendarmerie, dans la lune, à cheval, sur des skis, au café, chez sa sœur, au Palais Fédéral, sur le lac Léman, en ballon dirigeable, chez le pape, alors tu penses que je dois connaître également Ouin-Ouin chez le médecin.
Alexandre-Benoît me laisse déferler de la menteuse sans s’émouvoir. Il est monolithique, d’une patience monstrueuse.
Lorsque je prends souffle, il enchaîne :
— C’est Ouin-Ouin qui va au docteur.
— Tu m’avais dit « chez le » docteur.
— Souate. Il va CHEZ le docteur, et il lu fait comm’ ça :
« — Docteur, chaque fois qu’j’ prends mon café j’ai mal à l’œil, d’où cela vient-ce-t-il ? »
Le docteur répond :
« — Il faut enlever la cuiller de votre tasse quand vous buvez ! »
Sa Majesté cesse de rire. Ses traits se sévérisent. Il m’enveloppe d’une œillée flagelleuse :
— On croive qu’t’es bon, dit-il, n’en réalité, y a pas pire charognard qu’toi, Antoine ! Tu pourrerais t’marrer, merde !
Et bon, on s’allonge tout loqués sur nos plumzingues, les bras derrière la nuque, à mater les lézardes du plaftard, des fois qu’on y lirait des présages.
— Caisse on attend ? demande Bébé-Lune.
— La nuit.
— Biscotte ?
— Parce que les beuglants n’ouvrent que le soir.
— On pourrait manger, au lieu d’perd’ son temps ?
— On a becté dans l’avion. Si tu as encore faim, va grailler tout seul, ta boulimie s’accélère, mon drôle. T’as encore pris du poids ces temps derniers, alors que la chose semblait impossible !
— C’est ma faute si j’ai de l’appétit ?
— A ce degré-là, c’est plus un coup de fourchette que tu as, mais un tout-à-l’égout. Tu finiras par bouffer sur une lunette de gogues pour ne pas interrompre le cycle de l’azote. Quand je te vois t’empiffrer, je rêve de devenir fakir et de jeûner pendant des semaines sur une planche à clous. Tu me flanques des haut-le-cœur.
Le Gros reste un instant silencieux, puis :
— Hé ! Sana ?
— Oui ?
— Tu voudras qu’j’t’ dise ?
— Dis.
Il se met en arc de cercle comme un gonzier qui se tétanise et balance un pet long et soyeux comme une déchirure d’étoffe.
— Ça ! fait-il.
— J’aime ton éloquence, soupiré-je, la manière percutante dont tu te résumes. En une sonorité tu laisses ton message. Ta vie, ton œuvre sont exprimées avec un sens du raccourci qui rappelle Robbe-Grillet.
— Et c’est pas fini, Grand. Attends l’odeur, tu comprendreras la force d’espression du bonhomme !
On toque à notre porte 37.
— Cominge ! lance le Vigoureux.
Une élégante jeune femme paraît. Un peu colorée, l’un de ses aïeux ayant dû signer un contrat de travail avec quelque négrier. Du jais ! Tout est sombre et brillant chez elle, sauf ses lèvres peintes de couleur cyclamen. Regard ardent, pommettes de déesse noire, cou long et fin, cheveux décrêpés, coupés à la garçonne, et je passe son cul sous silence : une Noirpiote, tu penses ! On peut s’asseoir dessus pendant qu’elle est debout ! D’énormes anneaux d’or s’agitent à ses oreilles et un saphir gros comme un œuf d’autruche met des lueurs de gyrophare sur ses doigts fuselés.
Very bioutifoul !
Estomaquant !
Cette apparition dans notre chambrée de caserne, madoué !
Je me délite instantanément.
Gêné, Béru évente les retombées radioactives de son pet avec sa main godilleuse.
— Bienvenue au club, Miss ! fais-je. Que pouvons-nous pour votre service ?
Elle sourit.
— C’est moi qui peux pour le vôtre. Je suis la fille de J.B. Ross, le propriétaire de la chaîne des Cheyennes Village. L’un de vous deux, celui qui a franchi cette porte le premier, est le millionième client de la chaîne et gagne ce chèque de mille dollars !
Elle ouvre son sac et y prend un beau chèque grand format, dans les tons orange, avec plein de zéros écrits dessus.
Tu parles qu’on éberlue ! Gagner le coquetier sans même avoir acheté de billet, c’est pas courant ! On est là, à se pointer au pif dans ce campement bidon et, à peine entrés, une pin-up noire nous bascule mille verdâtres sur la coloquinte !
— C’est moi qu’a entré l’premier ! déclare le Mastar, mais comm’d’toute manière on partage…
La superbissime a déposé le chèque sur la table bancroche. Je le mate, il est tiré (à quatre épingles) sur la Chase Manhattan Bank et tamponné au nom des Cheyennes Village. La môme sort un stylo de son réticule à main.
— A quel ordre dois-je l’établir ?
— La Recherche contre le sida, fais-je.
— Non, mais t’es louftingue ! égosille l’Enflure. Moi que j’voulais jus’ment rapporter un bijou à Violette, des Zuessa !