— Tu l’achèteras sur notre note de frais, Gros. On ne va pas se mettre à palper du fric de loterie, merde ! Bientôt ça sera « La Roue de la Fortune » ou « Le Juste Prix » !
Il bougonne :
— Son côté vanneur, à c’te tête d’nœud ! Ah ! dis donc, l’ petit prince ! Bientôt y va mett’ des gants pour toucher l’carbure, crainte de s’soulier les salsifis !
— Votre geste est superbe ! gazouille la colombe noire.
— Moins que vous, ne manqué-je pas de placer opportunément. Est-ce que vous me permettriez de vous inviter à dîner pour fêter l’événement ?
Elle dépourve un peu, Miss Ross. Mais ma gentlemanerie l’a impressionnée.
— Pourquoi pas ? agrée-t-elle.
— Où c’qu’on va la driver ? demande Gradube.
— Hé ! calmos ! Une poupée commak, c’est comme une poularde demi-deuil : y en a un peu trop pour un, mais pas suffisamment pour deux. Tu permets que je sois seul pour lui faire les honneurs de mon corps !
— Et moive ?
— Toive, je te déposerai dans un steak-house et tu boufferas jusqu’à ce que ta bedaine éclate !
Nous convenons de nous retrouver à huit plombes devant l’office, la Noiraude et moi. Elle rouvre la lourde pour m’annoncer qu’elle s’appelle Peggy.
Moi, avec un cul pareil, elle pourrait se nommer « Balayette de Chiottes » ou « Poil de Bite » que j’y verrais aucun inconvénient.
— T’es quand même pas croyab’, rumine le bœuf normand. Une nana se pointe avec plein d’artiche que tu refuses ; elle accepte de sortir et tu m’fous au rancard ; faut vraiment qu’j’soye c’qu’j’su pour encaisser !
— J’espère qu’elle s’est fait également décréper les poils pubiens, rêvassé-je.
— Pourquoive ? T’es cont’ l’astrakan ?
— Le crépage m’abîme les lèvres.
— Ecoutez-moi ce douillet !
— L’aventure n’est pas banale, murmuré-je. Si ce chèque ne comportait pas en impression la raison sociale des Cheyennes Village, je croirais à un coup monté. Mais là, pas à tortiller, c’est du textuel.
— C’est pas d’not’ faute si on a d’la chance ! objecte Bibendum. Quand j’pense qu’tu vas t’éclater c’t’ négresse ! J’eusse dû prend’ l’devant : moi, j’raffole les Noires ! J’peux déjà t’porter à la connaissance qu’son slip est blanc, j’l’aye aperçu quand elle s’a assis pour délibérer l’chèque. J’l’imagine la cressonnière, Ninette ! La boîte à lett’ rose dans c’sombre ! Si j’comprends bien, la visite à la frangine des frères Woaf, c’s’ra pour une aut’ fois, quand y aura une année bitextile.
— Pas du tout ; les beuglants sont ouverts tard dans la nuit !
— Tu t’croives à Nouille York ! Dans l’canton de la Colle au Radeau, y doivent s’zonner en même temps qu’les poules, y compris les poules ! T’as vu leurs bouilles à l’arrivée ? C’est tout des ploucs d’la montagne. Et ici, s’agit pas de montagnes neigeuses, comm’ chez nous ! Non, ell’ sont uniqu’ment rocheuses ! Y font d’la luge en autoch’nille.
— Te gratte pas, Gros. Contente-toi de bouffer en m’attendant. T’es en pleine neuvaine boulimique, mec ; usine du pancréas et laisse faire l’grand chef !
— L’grand chef indien, hé ? rigole-t-il.
Moi, Denver, je veux bien, mais c’est pas là que j’viendrais me planquer si j’étais truand et que j’aie engourdi l’osier de la Banque Fédérale Suisse. Pour l’ambiance, tu repasseras ! La ville est populeuse avec sa ration de gratte-ciel, ses constructions aéronautiques, son musée d’art moderne, ses éventaires où l’on vend du pop-corn et des saloperies frites ; mais tu repères au premier coup d’œil combien on doit s’y faire chier la bite et le reste ! Oh ! dis donc, c’est craignos ! Y a des tas d’endroits, sur la planète, je comprends pas que des gus les habitent, quand bien même ils y sont nés !
N’importe les pays ! Même en France t’as des agglomérations gerbantes. Des fois, je regarde par la vitre d’un T.G.V. en contrebas : un ruisseau rectiligne et dégueulasse plein de choses dépecées et rouillées. Une vallée sinistre ; des maisons lépreuses en queue leu leu ! L’horreur ! De temps en temps, tu devines une gueule, à l’intérieur. Tu te dis que c’est pas possible ! Même des chiens, t’en vois pas ! Mais des êtres, si. Ils habitent cette abomination cafardeuse, y bouffent des soupes, y procréent, y élèvent des petits enfants blafards et regardent la téloche. Pauvres de pauvres ! Faudrait tous qu’on puisse habiter Madère, les îles Borromées, Bora Bora, Marbella, ou la Cinquième Avenue de Beethoven. Seigneur ! tous ces égarés ! Ces mal venus ! Pataugeurs de gadoue, sanie, merde à haute teneur microbienne ! Toutes ces existences purulentes dans des contrées honteuses où la seule note de gaieté est un panneau rouillé pour Coca-Cola.
La môme Peggy, Denver, elle a l’habitude : elle est née laguche. Ils habitent la Californie, ses dabes et elle, mais elle revient pour « la chaîne ». Quand je la retrouve devant l’office, elle s’est changée. Porte un pantalon bouffant de soie noire, un corsage noué avec plein de plis. Des bijoux en veux-tu en voilà !
Elle propose qu’on prenne sa Porsche décapotable.
J’accepte.
Elle me demande si je connais, chez Charly.
Je réponds que non.
Alors on y va. Ça se veut cossu et original, ça n’est que prétentieux et passe-partout. La plupart des gens, pour eux, l’acajou représente l’aboutissement du luxe. Charly, il a dû en foutre jusque dans ses cuisines. Je gage que le fourreau est en acajou massif ! Murs tendus de velours pourpre, my tailor is rich… Des tableaux à se tap’ dans de larges cadres moulurés et dorés aux mille-feuilles ! Eclairage table de nuit. The club, quoi !
La gentry de Denver s’y presse. Chacun prend trois bourbons bien tassés avant de passer à table. Toujours aussi cons, ces Ricains. Les deux tiers sont alcoolos et l’autre moitié boulimique.
La belle Peggy commande une salade et du poulet frit avec beaucoup de ketchup. Je me rabats sur un strong steak, commande une boutanche de faux bordeaux californien en persuadant ma compagne d’abandonner un instant le Coca pour tremper son joli nez dans ce divin breuvage. Y a du « Ray Charles » de la bonne cuvée en fond musical. Brouhaha nasillard.
Je contemple la gracieuse posée en face de moi, supputant ses charmes et la manière dont je vais les conquérir. Marrant de se trouver en plein Colorado pour une affaire tellement fumeuse que les pompelards vont finir par se la radiner ! La Peggy, elle me rappelle une histoire de Noirs. Un poste de douane entre deux pays africains. Une voiture s’arrête, cinq personnes à bord. Le douanier examine les passe-ports et décrète :
« — Hou, dis donc, ça va pas du tout, ça. »
« — Pourquoi ? » demande le conducteur.
« — Parce que vous êtes cinq dans une Audi Quattro ! Quattro, ça veut dire quatre, ji ai fait du latin, mon vieux ! »
« — Mais ça n’a rien à voir ! », s’emporte le chauffeur.
« — Si, si, mon vieux, ça a voir ! Ji peux pas laisser passer cinq personnes dans une Audi Quattro ! »
« — Allez chercher votre chef ! » tonne l’automobiliste.
« — Il est occupé avec les deux types de la Uno, là-bas ! »
— Pourquoi souriez-vous ? demande Peggy.
— J’étais en train de me raconter une histoire drôle que je ne connaissais pas !
La bouffe, c’est bien commode. Dans les débuts d’une aventure, elle prépare la baise ; sur sa fin, elle la remplace.
Elle a reçu une bonne éducation, la Noirpiote. Elle briffe délicatement ; tout juste si elle garde pas le petit doigt levé, tel que jadis dans le beau monde. Elle me raconte que son père est le fils d’un politicien noir. La carrière de son papa lui battant les couilles, il s’est tourné vers les affaires et y a réussi au-delà de toute espérance. Peggy est son unique enfant. Elle tente de reprendre le flambeau, pour le plus grand bonheur de son paternel, mais en secret, elle aimerait se vouer au chant ; elle possède une jolie voix (lui assure-t-on) et adore chanter des cantiques avec les gens de la chorale à laquelle elle appartient.