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Enfin un tournant de la route nous laissa voir le fort Galifet. Le drapeau tricolore flottait encore sur la plate-forme, et un feu bien nourri couronnait le contour de ses murs. Je poussai un cri de joie. – Au galop, piquez des deux! lâchez les brides! criai-je à mes camarades. Et, redoublant de vitesse, nous nous dirigeâmes vers le fort, au bas duquel on apercevait la maison de mon oncle, portes et fenêtres brisées, mais debout encore, et rouge des reflets de l'embrasement, qui ne l'avait pas atteinte, parce que le vent soufflait de la mer et qu'elle est isolée des plantations.

Une multitude de nègres, embusqués dans cette maison, se montraient à la fois à toutes les croisées et jusque sur le toit; et les torches, les piques, les haches, brillaient au milieu de coups de fusil qu'ils ne cessaient de tirer contre le fort, tandis qu'une autre foule de leurs camarades montait, tombait, et remontait sans cesse autour des murs assiégés qu'ils avaient chargés d'échelles. Ce flot de noirs, toujours repoussé et toujours renaissant sur ces murailles grises, ressemblait de loin à un essaim de fourmis essayant de gravir l'écaille d'une grande tortue, et dont le lent animal se débarrassait par une secousse d'intervalle en intervalle.

Nous touchions enfin aux premières circonvallations du fort. Les regards fixés sur le drapeau qui le dominait, j'encourageai mes soldats au nom de leurs familles renfermées comme la mienne dans ces murs que nous allions secourir. Une acclamation générale me répondit, et, formant mon petit escadron en colonne, je me préparai à donner le signal de charger le troupeau assiégeant.

En ce moment un grand cri s'éleva de l'enceinte du fort, un tourbillon de fumée enveloppa l'édifice tout entier, roula quelque temps ses plis autour des murs, d'où s'échappait une rumeur pareille au bruit d'une fournaise, et, en s'éclaircissant, nous laissa voir le fort Galifet surmonté d'un drapeau rouge. – Tout était fini!

XVIII

Je ne vous dirai pas ce qui se passa en moi à cet horrible spectacle. Le fort pris, ses défenseurs égorgés, vingt familles massacrées, tout ce désastre général, je l'avouerai à ma honte, ne m'occupa pas un instant. Marie perdue pour moi! perdue pour moi peu d'heures après celle qui me l'avait donnée pour jamais! perdue pour moi par ma faute, puisque, si je ne l'avais pas quittée la nuit précédente pour courir au Cap sur l'ordre de mon oncle, j'aurais pu du moins la défendre ou mourir près d'elle et avec elle, ce qui n'eût, en quelque sorte, pas été la perdre! Ces pensées de désolation égarèrent ma douleur jusqu'à la folie. Mon désespoir était du remords.

Cependant mes compagnons, exaspérés, avaient crié: vengeance! nous nous étions précipités le sabre aux dents, les pistolets aux deux poings, au milieu des insurgés vainqueurs. Quoique bien supérieurs en nombre, les noirs fuyaient à notre approche, mais nous les voyions distinctement à droite et à gauche, devant et derrière nous, massacrant les blancs et se hâtant d'incendier le fort.

Notre fureur s'accroissait de leur lâcheté.

À une poterne du fort, Thadée, couvert de blessures, se présenta devant moi.

– Mon capitaine, me dit-il, votre Pierrot est un sorcier, un obi, comme disent ces damnés nègres, ou au moins un diable. Nous tenions bon; vous arriviez, et tout était sauvé, quand il a pénétré dans le fort, je ne sais par où, et voyez! – Quant à monsieur votre oncle, à sa famille, à madame…

– Marie! interrompis-je, où est Marie?

En ce moment un grand noir sortit de derrière une palissade enflammée, emportant une jeune femme qui criait et se débattait dans ses bras. La jeune femme était Marie; le noir était Pierrot.

– Perfide! lui criai-je.

Je dirigeai un pistolet vers lui; un des esclaves révoltés se jeta au-devant de la balle, et tomba mort. Pierrot se retourna, et parut m'adresser quelques paroles; puis il s'enfonça avec sa proie au milieu des touffes de cannes embrasées. Un instant après, un chien énorme passa à sa suite, tenant dans sa gueule un berceau, dans lequel était le dernier enfant de mon oncle. Je reconnus aussi le chien; c'était Rask. Transporté de rage, je déchargeai sur lui mon second pistolet; mais je le manquai.

Je me mis à courir comme un insensé sur sa trace; mais ma double course nocturne, tant d'heures passées sans prendre de repos et de nourriture, mes craintes pour Marie, le passage subit du comble du bonheur au dernier terme du malheur, toutes ces violentes émotions de l'âme m'avaient épuisé plus encore que les fatigues du corps. Après quelques pas je chancelai; un nuage se répandit sur mes yeux, et je tombai évanoui.

XIX

Quand je me réveillai, j'étais dans la maison dévastée de mon oncle et dans les bras de Thadée. Cet excellent Thadée fixait sur moi des yeux pleins d'anxiété.

– Victoire! cria-t-il dès qu'il sentit mon pouls se ranimer sous sa main, victoire! les nègres sont en déroute, et le capitaine est ressuscité!

J'interrompis son cri de joie par mon éternelle question:

– Où est Marie?

Je n'avais point encore rallié mes idées; il ne me restait que le sentiment et non le souvenir de mon malheur. Thadée baissa la tête. Alors toute ma mémoire me revint; je me retraçai mon horrible nuit de noces, et le grand nègre emportant Marie dans ses bras à travers les flammes s'offrit à moi comme une infernale vision. L'affreuse lumière qui venait d'éclater dans la colonie, et de montrer à tous les blancs des ennemis dans leurs esclaves, me fit voir dans ce Pierrot, si bon, si généreux, si dévoué, qui me devait trois fois la vie, un ingrat, un monstre, un rival! L'enlèvement de ma femme, la nuit même de notre union, me prouvait ce que j'avais d'abord soupçonné, et je reconnus enfin clairement que le chanteur du pavillon n'était autre que l'exécrable ravisseur de Marie. Pour si peu d'heures, que de changements! Thadée me dit qu'il avait vainement poursuivi Pierrot et son chien; que les nègres s'étaient retirés, quoique leur nombre eût pu facilement écraser ma faible troupe, et que l'incendie des propriétés de ma famille continuait sans qu'il fût possible de l'arrêter.

Je lui demandai si l'on savait ce qu'était devenu mon oncle, dans la chambre duquel on m'avait apporté. Il me prit la main en silence, et, me conduisant vers l'alcôve, il en tira les rideaux.

Mon malheureux oncle était là, gisant sur son lit ensanglanté, un poignard profondément enfoncé dans le cœur. Au calme de sa figure, on voyait qu'il avait été frappé dans le sommeil. La couche du nain Habibrah, qui dormait habituellement à ses pieds, était aussi tachée de sang, et les mêmes souillures se faisaient remarquer sur la veste chamarrée du pauvre fou, jetée à terre à quelques pas du lit.

Je ne doutai pas que le bouffon ne fût mort victime de son attachement connu pour mon oncle, et n'eût été massacré par ses camarades, peut-être en défendant son maître. Je me reprochai amèrement ces préventions qui m'avaient fait porter de si faux jugements sur Habibrah et sur Pierrot; je mêlai aux larmes que m'arracha la fin prématurée de mon oncle quelques regrets pour son fou. D'après mes ordres, on rechercha son corps, mais en vain. Je supposai que les nègres avaient emporté et jeté le nain dans les flammes; et j'ordonnai que, dans le service funèbre de mon beau-père, des prières fussent dites pour le repos de l'âme du fidèle Habibrah.