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Une nouvelle acclamation, répétée par tous les échos des montagnes, accueillit la parabole du chef. Biassou continua, en mêlant fréquemment son méchant français de phrases créoles et espagnoles:

– El tiempo de la mansuetud es pasado. [23] Nous avons été longtemps patients comme les moutons, dont les blancs comparent la laine à nos cheveux; soyons maintenant implacables comme les panthères et les jaguars des pays d'où ils nous ont arrachés. La force peut seule acquérir les droits; tout appartient à qui se montre fort et sans pitié. Saint-Loup a deux fêtes dans le calendrier grégorien, l'agneau pascal n'en a qu'une! – N'est-il pas vrai, monsieur le chapelain?

L'obi s'inclina en signe l'adhésion.

– … Ils sont venus, poursuivit Biassou, ils sont venus les ennemis de la régénération de l'humanité, ces blancs, ces colons, ces planteurs, ces hommes de négoce, verdaderos demonios vomis de la bouche d'Alecto! Son venidos con insolencia [24]. Ils étaient couverts, les superbes, d'armes, de panaches et d'habits magnifiques à l'œil, et ils nous méprisaient parce que nous sommes noirs et nus. Ils pensaient, dans leur orgueil, pouvoir nous disperser aussi aisément que ces plumes de paon chassent les noirs essaims des moustiques et des maringouins!

En achevant cette comparaison. il avait arraché des mains d'un esclave blanc un des éventails qu'il faisait porter derrière lui, et l'agitait sur sa tête avec mille gestes véhéments. Il reprit:

– … Mais, ô mes frères, notre armée a fondu sur la leur comme les bigailles sur un cadavre; ils sont tombés avec leurs beaux uniformes sous les coups de ces bras nus qu'ils croyaient sans vigueur, ignorant que le bon bois est plus dur quand il est dépouillé d'écorce. Ils tremblent maintenant, ces tyrans exécrés! Yo gagné peur! [25]

Un hurlement de joie et de triomphe répondit à ce cri du chef, et toutes les hordes répétèrent longtemps:

– Yo gagné peur!

– … Noirs créoles et congos, ajouta Biassou, vengeance et liberté! Sang-mêlés, ne vous laissez pas attiédir par les séductions de los diabolos blancos. Vos pères sont dans leurs rangs, mais vos mères sont dans les nôtres. Au reste, o hermanos de mi alma [26], ils ne vous ont jamais traités en pères, mais bien en maîtres; vous étiez esclaves comme les noirs. Pendant qu'un misérable pagne couvrait à peine vos flancs brûlés par le soleil, vos barbares pères se pavanaient sous de buenos sombreros, et portaient des vestes de nankin les jours de travail, et les jours de fête des habits de bouracan ou de velours, a diez y siete quartos la vara [27]. Maudissez ces êtres dénaturés! Mais, comme les saints commandements du bon Giu le défendent, ne frappez pas vous-même votre propre père. Si vous le rencontrez dans les rangs ennemis, qui vous empêche, amigos, de vous dire l'un à l'autre: Touyé papa moé, ma touyé quena toué [28]! Vengeance, gens du roi! Liberté à tous les hommes! Ce cri a son écho dans toutes les îles; il est parti de Quisqueya [29], il réveille Tabago à Cuba. C'est un chef des cent vingt-cinq nègres marrons de la montagne Bleue, c'est un noir de la Jamaïque, Boukmann, qui a levé l'étendard parmi nous. Une victoire a été son premier acte de fraternité avec les noirs de Saint-Domingue. Suivons son glorieux exemple, la torche d'une main, la hache de l'autre! Point de grâce pour les blancs, pour les planteurs! Massacrons leurs familles, dévastons leurs plantations; ne laissons point dans leurs domaines un arbre qui n'ait la racine en haut. Bouleversons la terre pour qu'elle engloutisse les blancs! Courage donc, amis et frères! nous irons bientôt combattre et exterminer. Nous triompherons ou nous mourrons. Vainqueurs, nous jouirons à notre tour de toutes les joies de la vie; morts, nous irons dans le ciel, où les saints nous attendent, dans le paradis, où chaque brave recevra une double mesure d'aguardiente [30] et une piastre-gourde par jour!

Cette sorte de sermon soldatesque, qui ne vous semble que ridicule, messieurs, produisit sur les rebelles un effet prodigieux. Il est vrai que la pantomime extraordinaire de Biassou, l'accent inspiré de sa voix, le ricanement étrange qui entrecoupait ses paroles, donnaient à sa harangue je ne sais quelle puissance de prestige et de fascination. L'art avec lequel il entremêlait sa déclamation de détails faits pour flatter la passion ou l'intérêt des révoltés ajoutait un degré de force à cette éloquence, appropriée à cet auditoire.

Je n'essaierai donc pas de vous décrire quel sombre enthousiasme se manifesta dans l'armée insurgée après l'allocution de Biassou. Ce fut un concert distordant de cris, de plaintes, de hurlements. Les uns se frappaient la poitrine, les autres heurtaient leurs massues et leurs sabres. Plusieurs, à genoux ou prosternés, conservaient l'attitude d'une immobile extase. Des négresses se déchiraient les seins et les bras avec les arêtes de poissons dont elles se servent en guise de peigne pour démêler leurs cheveux. Les guitares, les tamtams, les tambours, les balafos, mêlaient leurs bruits aux décharges de mousqueterie. C'était quelque chose d'un sabbat.

Biassou fit un signe de la main; le tumulte cessa comme par un prodige; chaque nègre reprit son rang en silence. Cette discipline, à laquelle Biassou avait plié ses égaux par le simple ascendant de la pensée et de la volonté, me frappa, pour ainsi dire, d'admiration. Tous les soldats de cette armée de rebelles paraissaient parler et se mouvoir sous la main du chef, comme les touches du clavecin sous les doigts du musicien.

XXX

Un autre spectacle, un autre genre de charlatanisme et de fascination excita alors mon attention; c'était le pansement des blessés. L'obi, qui remplissait dans l'armée les doubles fonctions de médecin de l'âme et de médecin du corps, avait commencé l'inspection des malades. Il avait dépouillé ses ornements sacerdotaux, et avait fait apporter auprès de lui une grande caisse à compartiments dans laquelle étaient ses drogues et ses instruments. Il usait fort rarement de ses outils chirurgicaux, et, excepté une lancette en arête de poisson avec laquelle il pratiquait fort adroitement une saignée, il me paraissait assez gauche dans le maniement de la tenaille qui lui servait de pince, et du couteau qui lui tenait lieu de bistouri. Il se bornait, la plupart du temps, à prescrire des tisanes d'oranges des bois, des breuvages de squine, et de salsepareille, et quelques gorgées de vieux tafia, Son remède favori, et qu'il disait souverain, se composait de trois verres de vin rouge, où il mêlait la poudre d'une noix muscade et d'un jaune d'œuf bien cuit sous la cendre. Il employait ce spécifique pour guérir toute espèce de plaie ou de maladie. Vous concevez aisément que cette médecine était aussi dérisoire que le culte dont il se faisait le ministre; et il est probable que le petit nombre de cures qu'il opérait par hasard n'eût point suffi pour conserver à l'obi la confiance des noirs, s'il n'eût joint des jongleries à ses drogues, et s'il n'eût cherché à agir d'autant plus sur l'imagination des nègres qu'il agissait moins sur leurs maux. Ainsi, tantôt il se bornait à toucher leurs blessures en faisant quelques signes mystiques; d'autres fois, usant habilement de ce reste d'anciennes superstitions qu'ils mêlaient à leur catholicisme de fraîche date, il mettait dans les plaies une petite pierre fétiche enveloppée de charpie; et le malade attribuait à la pierre les bienfaisants effets de la charpie. Si l'on venait lui annoncer que tel blessé, soigné par lui, était mort de sa blessure, et peut-être de son pansement: – Je l'avais prévu, répondait-il d'une voix solennelle, c'était un traître; dans l'incendie de telle habitation il avait sauvé un blanc. Sa mort est un châtiment! – Et la foule des rebelles ébahis applaudissait, de plus en plus ulcérée dans ses sentiments de haine et de vengeance. Le charlatan employa, entre autres, un moyen de guérison dont la singularité me frappa. C'était pour un des chefs noirs, assez dangereusement blessé dans le dernier combat. Il examina longtemps la plaie, la pansa de son mieux, puis, montant à l'auteclass="underline" – Tout cela n'est rien, dit-il. Alors il déchira trois ou quatre feuillets du missel, les brûla à la flamme des flambeaux dérobés à l'église de l'Acul, et, mêlant la cendre de ce papier consacré à quelques gouttes de vin versées dans le calice: – Buvez, dit-il au blessé; ceci est la guérison [31]. – L'autre but stupidement, fixant des yeux pleins de confiance sur le jongleur, qui avait les mains levées sur lui, comme pour appeler les bénédictions du ciel; et peut-être la conviction qu'il était guéri contribua-t-elle à le guérir.

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[23] Le temps de la mansuétude est passé.

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[24] Ils sont venus avec insolence.

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[25] Jargon créole. Ils ont peur.

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[26] Ô frères de mon âme.

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[27] À dix-sept quartos la vara (mesure espagnole qui équivaut à peu près à l'aune).

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[28] Tue mon père, je tuerai le tien. On a entendu en effet les mulâtres, capitulant en quelque sorte avec le parricide, prononcer ces exécrables paroles.

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[29] Ancien nom de Saint-Domingue, qui signifie Grande-Terre. Les indigènes l'appelaient aussi Aity.

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[30] Eau-de-vie.

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[31] Ce remède est encore assez fréquemment pratiqué en Afrique, notamment par les Maures de Tripoli, qui jettent souvent dans leurs breuvages la cendre d'une page du livre de Mahomet. Cela compose un philtre auquel ils attribuent des vertus souveraines. Un voyageur anglais, je ne sais plus lequel, appelle ce breuvage une infusion d'Alcoran.