«Heureux, dit Éléazar Thaleb, celui qui porte tous ces signes! le destin est chargé de sa prospérité, et son étoile lui amènera le génie qui donne la gloire.»
– Maintenant, général, laissez-moi interroger votre front. «Celui, dit Rachel Flintz la bohémienne, qui porte au milieu du front sur la ride du soleil une petite figure carrée ou un triangle, fera une grande fortune…» La voici, bien prononcée. «Si ce signe est à droite, il promet une importante succession…» Toujours celle de Boukmann! «Le signe d'un fer à cheval entre les deux sourcils, au-dessous de la ride de la lune, annonce qu'on saura se venger de l'injure et de la tyrannie.» Je porte ce signe: vous le portez aussi.
La manière dont l'obi prononça les mots, je porte ce signe, me frappa encore.
– On le remarque, ajouta-t-il du même ton, chez les braves qui savent méditer une révolte courageuse et briser la servitude dans un combat. La griffe de lion que vous avez empreinte au-dessus du sourcil prouve votre bouillant courage. Enfin, général Jean Biassou, votre front présente le plus éclatant de tous les signes de prospérité, c'est une combinaison de lignes qui forment la lettre M, la première du nom de la Vierge. En quelque partie du front, sur quelque ride que cette figure paraisse, elle annonce le génie, la gloire et la puissance. Celui qui la porte fera toujours triompher la cause qu'il embrassera; ceux dont il sera le chef n'auront jamais à regretter aucune perte; il vaudra à lui seul tous les défenseurs de son parti. Vous êtes cet élu du destin!
– Gratias, monsieur le chapelain, dit Biassou, se préparant à retourner à son trône d'acajou.
– Attendez, général, reprit l'obi, j'oubliais encore un signe. La ligne du soleil, fortement prononcée sur votre front, prouve du savoir-vivre, le désir de faire des heureux, beaucoup de libéralité, et un penchant à la magnificence.
Biassou parut comprendre que l'oubli venait plutôt de sa part que de celle de l'obi. Il tira de sa poche une bourse assez, lourde et la jeta dans le plat d'argent, pour ne pas faire mentir la ligne du soleil.
Cependant l'éblouissant horoscope du chef avait produit son effet dans l'armée. Tous les rebelles, sur lesquels la parole de l'obi était devenue plus puissante que jamais depuis les nouvelles de la mort de Boukmann, passèrent du découragement à l'enthousiasme, et, se confiant aveuglément à leur sorcier infaillible et à leur général prédestiné, se mirent à hurler à l'envi: – Vive l'obi! Vive Biassou! L'obi et Biassou se regardaient, et je crus entendre le rire étouffé de l'obi répondant au ricanement du généralissime.
Je ne sais pourquoi cet obi tourmentait ma pensée; il me semblait que j'avais déjà vu ou entendu ailleurs quelque chose qui ressemblait à cet être singulier; je voulus le faire parler.
– Monsieur l'obi, señor cura, doctor medico, monsieur le chapelain, bon per! lui dis-je.
Il se retourna brusquement vers moi.
– Il y a encore ici quelqu'un dont vous n'avez point tiré l'horoscope, c'est moi.
Il croisa ses bras sur le soleil d'argent qui couvrait sa poitrine velue, et ne me répondit pas.
Je repris:
– Je voudrais bien savoir ce que vous augurez de mon avenir; mais vos honnêtes camarades m'ont enlevé ma montre et ma bourse, et vous n'êtes pas sorcier à prophétiser gratis.
Il s'avança précipitamment jusqu'auprès de moi, et me dit sourdement à l'oreille:
– Tu te trompes! Voyons ta main.
Je la lui présentai en le regardant en face. Ses yeux étincelaient. Il parut examiner ma main.
«- Si la ligne de vie, me dit-il, est coupée vers le milieu par deux petites lignes transversales et bien apparentes, c'est le signe d'une mort prochaine. – Ta mort est prochaine!
«Si la ligne de santé ne se trouve pas au milieu de la main, et qu'il n'y ait que la ligne de vie et la ligne de fortune réunies à leur origine de manière à former un angle, on ne doit pas s'attendre, avec ce signe, à une mort naturelle. – Ne t'attends point à une mort naturelle!
«Si le dessous de l'index est traversé d'une ligne dans toute sa longueur, on mourra de mort violente!» Entends-tu? prépare-toi à une mort violente! Il y avait quelque chose de joyeux dans cette voix sépulcrale qui annonçait la mort; je l'écoutai avec indifférence et mépris.
– Sorcier, lui dis-je avec un sourire de dédain, tu es habile, tu pronostiques à coup sûr.
Il se rapprocha encore de moi.
– Tu doutes de ma science! eh bien! écoute encore. – La rupture de la ligne du soleil sur ton front m'annonce que tu prends un ennemi pour un ami, et un ami pour un ennemi.
Le sens de ces paroles semblait concerner ce perfide Pierrot que j'aimais et qui m'avait trahi, ce fidèle Habibrah, que je haïssais, et dont les vêtements ensanglantés attestaient la mort courageuse et dévouée.
– Que veux-tu dire? m'écriai-je.
– Écoute jusqu'au bout, poursuivit l'obi. Je t'ai dit de l'avenir, voici du passé: – La ligne de la lune est légèrement courbée sur ton front; cela signifie que ta femme t'a été enlevée.
Je tressaillis; je voulais m'élancer de mon siège. Mes gardiens me retinrent.
– Tu n'es pas patient, reprit le sorcier; écoute donc jusqu'à la fin. La petite croix qui coupe l'extrémité de cette courbure complète l'éclaircissement. Ta femme t'a été enlevée la nuit même de tes noces.
– Misérable! m'écriai-je, tu sais où elle est! Qui es-tu?
Je tentai encore de me délivrer et de lui arracher son voile; mais il fallut céder au nombre et à la force; et je vis avec rage le mystérieux obi s'éloigner en me disant:
– Me crois-tu maintenant? Prépare-toi à ta mort prochaine!
XXXII
Il fallut, pour me distraire un moment des perplexités où m'avait jeté cette scène étrange, le nouveau drame qui succéda sous mes yeux à la comédie ridicule que Biassou et l'obi venaient de jouer devant leur bande ébahie.
Biassou s'était replacé sur son siège d'acajou; l'obi s'était assis à sa droite, Rigaud à sa gauche, sur les deux carreaux qui accompagnaient le trône du chef. L'obi, les bras croisés sur la poitrine, paraissait absorbé dans une profonde contemplation; Biassou et Rigaud mâchaient du tabac; et un aide de camp était venu demander au mariscal de campo s'il fallait faire défiler l'armée, quand trois groupes tumultueux de noirs arrivèrent ensemble à l'entrée de la grotte avec des clameurs furieuses. Chacun de ces attroupements amenait un prisonnier qu'il voulait remettre à la disposition de Biassou, moins pour savoir s'il lui conviendrait de leur faire grâce que pour connaître son bon plaisir sur le genre de mort que les malheureux devaient endurer. Leurs cris sinistres ne l'annonçaient que trop: Mort! Mort! – Muerte! muerte! – Death! Death! criaient quelques nègres anglais, sans doute de la horde de Boukmann, qui étaient déjà venus rejoindre les noirs espagnols et français de Biassou.