Le mariscal de campo leur imposa silence d'un signe de main, et fit avancer les trois captifs sur le seuil de la grotte. J'en reconnus deux avec surprise; l'un était ce citoyen-général C***, ce philanthrope correspondant de tous les négrophiles du globe, qui avait émis un avis si cruel pour les esclaves dans le conseil, chez le gouverneur. L'autre était le planteur équivoque qui avait tant de répugnance pour les mulâtres, au nombre desquels les blancs le comptaient. Le troisième paraissait appartenir à la classe des petits blancs; il portait un tablier de cuir, et avait les manches retroussées au-dessus du coude. Tous trois avaient été surpris séparément, cherchant à se cacher dans les montagnes.
Le petit blanc fut interrogé le premier.
– Qui es-tu, toi? lui dit Biassou.
– Je suis Jacques Belin, charpentier de l'hôpital des Pères, au Cap.
Une fine surprise mêlée de honte se peignit dans les yeux du généralissime des pays conquis.
– Jacques Belin! dit-il en se mordant les lèvres.
– Oui, reprit le charpentier; est-ce que tu ne me reconnais pas?
– Commence, toi, dit le mariscal de campo, par me reconnaître et me saluer.
– Je ne salue pas mon esclave! répondit le charpentier.
– Ton esclave, misérable! s'écria le généralissime.
– Oui, répliqua le charpentier, oui, je suis ton premier maître. Tu feins de me méconnaître; mais souviens-toi, Jean Biassou; je t'ai vendu treize piastres-gourdes à un marchand domingois.
Un violent dépit contracta tous les traits de Biassou.
– Hé quoi! poursuivit le petit blanc, tu parais honteux de m'avoir servi! Est-ce que Jean Biassou ne doit pas s'honorer d'avoir appartenu à Jacques Belin? Ta propre mère, la vieille folle! a bien souvent balayé mon échoppe; mais à présent je l'ai vendue à monsieur le majordome de l'hôpital des Pères; elle est si décrépite qu'il ne m'en a voulu donner que trente-deux livres, et six sous pour l'appoint. Voilà cependant ton histoire et la sienne; mais il paraît que vous êtes devenus fiers, vous autres nègres et mulâtres, et que tu as oublié le temps où tu servais, à genoux, maître Belin, charpentier au Cap.
Biassou l'avait écouté avec ce ricanement féroce qui lui donnait l'air d'un tigre.
– Bien! dit-il.
Alors il se tourna vers les nègres qui avaient amené maître Belin:
– Emportez deux chevalets, deux planches et une scie, et emmenez cet homme. Jacques Belin, charpentier au Cap, remercie-moi, je te procure une mort de charpentier.
Son rire acheva d'expliquer de quel horrible supplice allait être puni l'orgueil de son ancien maître. Je frissonnai; mais Jacques Belin ne fronça pas le sourcil; il se tourna fièrement vers Biassou.
– Oui, dit-il, je dois te remercier, car je t'ai vendu pour le prix de treize piastres, et tu m'as rapporté certainement plus que tu ne vaux.
On l'entraîna.
XXXIII
Les deux autres prisonniers avaient assisté plus morts que vifs à ce prologue effrayant de leur propre tragédie. Leur attitude humble et effrayée contrastait avec la fermeté un peu fanfaronne du charpentier; ils tremblaient de tous leurs membres.
Biassou les considéra l'un après l'autre avec son œil de renard; puis, se plaisant à prolonger leur agonie, il entama avec Rigaud une conversation sur les différentes espèces de tabac, affirmant que le tabac de la Havane n'était bon qu'à fumer en cigares, et qu'il ne connaissait pas pour priser de meilleur tabac d'Espagne que celui dont feu Boukmann lui avait envoyé deux barils, pris chez M. Lebattu, propriétaire de l'île de la Tortue. Puis, s'adressant brusquement au citoyen-général C***:
– Qu'en penses-tu? lui dit-il.
Cette apostrophe inattendue fit chanceler le citoyen. Il répondit en balbutiant:
– Je m'en rapporte, général, à l'opinion de votre excellence…
– Propos de flatteur! répliqua Biassou. Je te demande ton avis et non le mien. Est-ce que tu connais un tabac meilleur à prendre en prise que celui de M. Lebattu?
– Non vraiment, monseigneur, dit C***, dont le trouble amusait Biassou.
– Général! Excellence! monseigneur! reprit le chef d'un air impatienté; tu es un aristocrate!
– Oh! vraiment non! s'écria le citoyen-général; je suis un bon patriote de 91 et fervent négrophile…
– Négrophile, interrompit le généralissime; qu'est-ce que c'est qu'un négrophile?
– C'est un ami des noirs, balbutia le citoyen.
– Il ne suffit pas d'être ami des noirs, repartit sévèrement Biassou, il faut l'être aussi des hommes de couleur.
Je crois avoir dit que Biassou était sacatra.
– Des hommes de couleur, c'est ce que je voulais dire, répondit humblement le négrophile. Je suis lié avec tous les plus fameux partisans des nègres et des mulâtres…
Biassou, heureux d'humilier un blanc, l'interrompit encore: Nègres et mulâtres! qu'est-ce que cela veut dire? Viens-tu ici nous insulter avec ces noms odieux, inventés par le mépris des blancs? Il n'y a ici que des hommes de couleur et des noirs, entendez-vous, monsieur le colon?
– C'est une mauvaise habitude contractée dès l'enfance, reprit C***; pardonnez-moi, je n'ai point eu l'intention de vous offenser, monseigneur.
– Laisse là ton monseigneur; je te répète que je n'aime point ces façons d'aristocrate.
C*** voulut encore s'excuser; il se mit à bégayer une nouvelle explication.
– Si vous me connaissiez, citoyen…
– Citoyen! pour qui me prends-tu? s'écria Biassou avec colère. Je déteste ce jargon des jacobins. Est-ce que tu serais un jacobin, par hasard? Songe que tu parles au généralissime des gens du roi! Citoyen!… l'insolent!
Le pauvre négrophile ne savait plus sur quel ton parler à cet homme, qui repoussait également les titres de monseigneur et de citoyen, le langage des aristocrates et celui des patriotes; il était atterré. Biassou, dont la colère n'était que simulée, jouissait cruellement de son embarras.
– Hélas! dit enfin le citoyen-général, vous me jugez bien mal, noble défenseur des droits imprescriptibles de la moitié du genre humain.
Dans l'embarras de donner une qualification quelconque à ce chef qui paraissait les refuser toutes, il avait eu recours à l'une de ces périphrases sonores que les révolutionnaires substituent volontiers au nom ou au titre de la personne qu'ils haranguent.
Biassou le regarda fixement et lui dit:
– Tu aimes donc les noirs et les sang-mêlés?
– Si je les aime! s'écria le citoyen C***, je corresponds avec Brissot et…
Biassou l'interrompit en ricanant.
– Ha! Ha! Je suis charmé de voir en toi un ami de notre cause. En ce cas, tu dois détester ces misérables colons qui ont puni notre juste insurrection par les plus cruels supplices, Tu dois penser avec nous que ce ne sont pas les noirs, mais les blancs qui sont les véritables rebelles, puisqu'ils se révoltent contre la nature et l'humanité. Tu dois exécrer ces monstres!