– Je les exècre! répondit C***.
– Hé bien! poursuivit Biassou, que penserais-tu d'un homme qui aurait, pour étouffer les dernières tentatives des esclaves, planté cinquante têtes de noirs des deux côtés de l'avenue de son habitation?
La pâleur de C*** devint effrayante.
– Que penserais-tu d'un blanc qui aurait proposé de ceindre la ville du Cap d'un cordon de têtes d'esclaves?…
– Grâce! grâce! dit le citoyen terrifié.
– Est-ce que je te menace? reprit froidement Biassou. Laisse-moi achever… D'un cordon de têtes qui environnât la ville, du fort Picolet au cap Caracol? Que penserais-tu de cela, hein? réponds!
Le mot de Biassou, Est-ce que je te menace? avait rendu quelque espérance à C***; il songea que peut-être le chef savait ces horreurs sans en connaître l'auteur, et répondit avec quelque fermeté, pour prévenir toute présomption qui lui fût contraire:
– Je pense que ce sont des crimes atroces.
Biassou ricanait.
– Bon! et quel châtiment infligerais-tu au coupable?
Ici le malheureux C*** hésita.
– Hé bien! reprit Biassou, es-tu l'ami des noirs, ou non?
Des deux alternatives, le négrophile choisit la moins menaçante; et ne remarquant rien d'hostile pour lui-même dans les yeux de Biassou, il dit d'une voix faible:
– Le coupable mérite la mort.
– Fort bien répondu, dit tranquillement Biassou en jetant le tabac qu'il mâchait.
Cependant son air d'indifférence avait rendu quelque assurance au pauvre négrophile; il fit un effort pour écarter tous les soupçons qui pouvaient peser sur lui.
– Personne, s'écria-t-il, n'a fait de vœux plus ardents que les miens pour le triomphe de votre cause. Je corresponds avec Brissot et Pruneau de Pomme-Gouge, en France; Magaw en Amérique; Peter Paulus, en Hollande; l'abbé Tamburini, en Italie…
Il continuait d'étaler complaisamment cette litanie philanthropique, qu'il récitait volontiers, et qu'il avait notamment débitée en d'autres circonstances et dans un autre but chez M. de Blanchelande, quand Biassou l'arrêta.
– Eh! que me font à moi tous tes correspondants! indique-moi seulement où sont tes magasins, tes dépôts; mon armée a besoin de munitions. Tes plantations sont sans doute riches, ta maison de commerce doit être forte, puisque tu corresponds avec tous les négociants du monde.
Le citoyen C*** hasarda une observation timide.
– Héros de l'humanité, ce ne sont point des négociants, ce sont des philosophes, des philanthropes, des négrophiles.
– Allons, dit Biassou en hochant la tête, le voilà revenu à ses diables de mots inintelligibles. Eh bien, si tu n'as ni dépôts ni magasins à piller, à quoi donc es-tu bon?
Cette question présentait une lueur d'espoir que C*** saisit avidement.
– Illustre guerrier, répondit-il, avez-vous un économiste dans votre armée?
– Qu'est-ce encore que cela? demanda le chef.
– C'est, dit le prisonnier avec autant d'emphase que sa crainte le lui permettait, c'est un homme nécessaire par excellence. C'est celui qui seul apprécie, suivant leurs valeurs respectives, les ressources matérielles d'un empire, qui les échelonne dans l'ordre de leur importance, les classe suivant leur valeur, les bonifie et les améliore en combinant leurs sources et leurs résultats, et les distribue à propos, comme autant de ruisseaux fécondateurs, dans le grand fleuve de l'utilité générale, qui vient grossir à son tour la mer de la prospérité publique.
– Caramba! dit Biassou en se penchant vers l'obi. Que diantre veut-il dire avec ses mots, enfilés les uns dans les autres comme les grains de votre chapelet?
L'obi haussa les épaules en signe d'ignorance et de dédain. Cependant le citoyen C*** continuait:
– … J'ai étudié, daignez m'entendre, vaillant chef des braves régénérateurs de Saint-Domingue, j'ai étudié les grands économistes, Turgot, Raynal, et Mirabeau, l'ami des hommes! J'ai mis leur théorie en pratique. Je sais la science indispensable au gouvernement des royaumes et des états quelconques…
– L'économiste n'est pas économe de paroles! dit Rigaud avec son sourire doux et goguenard.
Biassou s'était écrié:
– Dis-moi donc, bavard! est-ce que j'ai des royaumes et des états à gouverner?
– Pas encore, grand homme, repartit C***, mais cela peut venir; et d'ailleurs ma science descend, sans déroger, à des détails utiles pour la gestion d'une armée.
Le généralissime l'arrêta encore brusquement.
– Je ne gère pas mon armée, monsieur le planteur, je la commande.
– Fort bien, observa le citoyen; vous serez le général, je serai l'intendant. J'ai des connaissances spéciales pour la multiplication des bestiaux…
– Crois-tu que nous élevons les bestiaux? dit Biassou en ricanant; nous les mangeons. Quand le bétail de la colonie française me manquera, je passerai les mornes de la frontière, et j'irai prendre les bœufs et les moutons espagnols qu'on élève dans les hattes des grandes plaines de Cotuy, de la Vega, de Sant-Jago, et sur les bords de la Yuna; j'irai encore chercher, s'il le faut, ceux qui paissent dans la presqu'île de Samana et au revers de la montagne de Cibos, à partir des bouches du Neybe jusqu'au-delà de Santo-Domingo. D'ailleurs je serai charmé de punir ces damnés planteurs espagnols, ce sont eux qui ont livré Ogé! Tu vois que je ne suis pas embarrassé du défaut de vivres, et que je n'ai pas besoin de ta science nécessaire par excellence!
Cette vigoureuse déclaration déconcerta le pauvre économiste; il essaya pourtant encore une dernière planche de salut.
– Mes études ne se sont pas bornées à l'éducation du bétail. J'ai d'autres connaissances spéciales qui peuvent vous être fort utiles. Je vous indiquerai les moyens d'exploiter la braie et les mines de charbon de terre.
– Que m'importe! dit Biassou. Quand j'ai besoin de charbon, je brûle trois lieues de forêt.
– Je vous enseignerai à quel emploi est propre chaque espèce de bois, poursuivit le prisonnier; le chicaron et le sabiecca pour les quilles de navire, les yabas pour les courbes; les tocumas [40] pour les membrures; les hacamas, les gaïacs, les cèdres, les accomas…
– Que te lleven todos los demonios de las diez-y-siete infiernos! [41] s'écria Biassou impatienté.
– Plaît-il, mon gracieux patron? dit l'économiste tout tremblant, et qui n'entendait pas l'espagnol.
– Écoute, reprit Biassou, je n'ai pas besoin de vaisseaux. Il n'y a qu'un emploi vacant dans ma suite; ce n'est pas la place de mayor-domo, c'est la place de valet de chambre. Vois, señor filosofo, si elle te convient. Tu me serviras à genoux; tu m'apporteras la pipe, le calalou [42] et la soupe de tortue; et tu porteras derrière moi un éventail de plumes de paon ou de perroquet, comme ces deux pages que tu vois. Hum! réponds, veux-tu être mon valet de chambre?