– Écoute, lui dis-je, il est inutile d'aller plus loin. Les oreilles que tu craignais ne peuvent plus nous entendre; parle, qu'as-tu fait de Marie?
Une émotion concentrée faisait haleter ma voix. Il me regarda avec douceur.
– Toujours! me répondit-il.
– Oui, toujours! m'écriai-je furieux, toujours! Je te ferai cette question jusqu'à ton dernier souffle, jusqu'à mon dernier soupir. Où est Marie?
– Rien ne peut donc dissiper tes doutes sur ma foi! – Tu le sauras bientôt.
– Bientôt, monstre! répliquai-je. C'est maintenant que je veux le savoir. Où est Marie? où est Marie? entends-tu? Réponds, ou échange ta vie contre la mienne! Défends-toi!
– Je t'ai déjà dit, reprit-il avec tristesse, que cela ne se pouvait pas. Le torrent ne lutte pas contre sa source; ma vie, que tu as sauvée trois fois, ne peut combattre contre ta vie. Je le voudrais d'ailleurs, que la chose serait encore impossible. Nous n'avons qu'un poignard pour nous deux.
En parlant ainsi il tira un poignard de sa ceinture et me le présenta.
– Tiens, dit-il.
J'étais hors de moi. Je saisis le poignard et le fis briller sur sa poitrine. Il ne songeait pas à s'y soustraire.
– Misérable, lui dis-je, ne me force point à un assassinat. Je te plonge cette lame dans le cœur, si tu ne me dis pas où est ma femme à l'instant.
Il me répondit sans colère:
– Tu es le maître. Mais, je t'en prie à mains jointes, laisse-moi encore une heure de vie, et suis-moi. Tu doutes de celui qui te doit trois vies, de celui que tu nommais ton frère; mais, écoute, si dans une heure tu en doutes encore, tu seras libre de me tuer. Il sera toujours temps. Tu vois bien que je ne veux pas te résister. Je t'en conjure au nom même de Maria… Il ajouta péniblement: – De ta femme. – Encore une heure; et si je te supplie ainsi, va, ce n'est pas pour moi, c'est pour toi!
Son accent avait une expression ineffable de persuasion et de douleur. Quelque chose sembla m'avertir qu'il disait peut-être vrai, que l'intérêt seul de sa vie ne suffirait pas pour donner à sa voix cette tendresse pénétrante, cette suppliante douceur, et qu'il plaidait pour plus que lui-même. Je cédai encore une fois à cet ascendant secret qu'il exerçait sur moi, et qu'en ce moment je rougissais de m'avouer.
– Allons, dis-je, je t'accorde ce sursis d'une heure; je te suivrai.
Je voulus lui rendre le poignard.
– Non, répondit-il, garde-le, tu te défies de moi. Mais viens, ne perdons pas de temps.
XLV
Il recommença à me conduire. Rask, qui pendant notre entretien avait fréquemment essayé de se remettre en marche, puis était revenu chaque fois vers nous, demandant en quelque sorte du regard pourquoi nous nous arrêtions, Rask reprit joyeusement sa course. Nous nous enfonçâmes dans une forêt vierge. Au bout d'une demi-heure environ, nous débouchâmes sur une jolie savane verte, arrosée d'une eau de roche, et bordée par la lisière fraîche et profonde des grands arbres centenaires de la forêt. Une caverne, dont une multitude de plantes grimpantes, la clématite, la liane, le jasmin, verdissaient le front grisâtre, s'ouvrait sur la savane. Rask allait aboyer, Pierrot le fit taire d'un signe, et, sans dire une parole, m'entraîna par la main dans la caverne.
Une femme, le dos tourné à la lumière, était assise dans cette grotte, sur un tapis de sparterie. Au bruit de nos pas, elle se retourna. – Mes amis, c'était Marie!
Elle était vêtue d'une robe blanche comme le jour de notre union, et portait encore dans ses cheveux la couronne de fleurs d'oranger, dernière parure virginale de la jeune épouse, que mes mains n'avaient pas détachée de son front. Elle m'aperçut, me reconnut, jeta un cri, et tomba dans mes bras, mourante de joie et de surprise. J'étais éperdu.
À ce cri, une vieille femme qui portait un enfant dans ses bras accourut d'une deuxième chambre pratiquée dans un enfoncement de la caverne. C'était la nourrice de Marie, et le dernier enfant de mon malheureux oncle. Pierrot était allé chercher de l'eau à la source voisine. Il en jeta quelques gouttes sur le visage de Marie. Leur fraîcheur rappela la vie; elle ouvrit les yeux.
– Léopold, dit-elle, mon Léopold!
– Marie!… répondis-je; et le reste de nos paroles s'acheva dans un baiser.
– Pas devant moi au moins! s'écria une voix déchirante.
Nous levâmes les yeux; c'était Pierrot. Il était là, assistant à nos caresses comme à un supplice. Son sein gonflé haletait, une sueur glacée tombait à grosses gouttes de son front. Tous ses membres tremblaient. Tout à coup il cacha son visage de ses deux mains, et s'enfuit hors de la grotte en répétant avec un accent terrible: – Pas devant moi!
Marie se souleva de mes bras à demi, et s'écria en le suivant des yeux:
– Grand Dieu! mon Léopold, notre amour paraît lui faire mal. Est-ce qu'il m'aimerait?
Le cri de l'esclave m'avait prouvé qu'il était mon rival; l'exclamation de Marie me prouvait qu'il était aussi mon ami.
– Marie! répondis-je, et une félicité inouïe entra dans mon cœur en même temps qu'un mortel regret; Marie! est-ce que tu l'ignorais?
– Mais je l'ignore encore; me dit-elle avec une chaste rougeur. Comment! il m'aime! Je ne m'en étais jamais aperçue.
Je la pressai sur mon cœur avec ivresse.
– Je retrouve ma femme et mon ami! m'écriai-je; que je suis heureux et que je suis coupable! J'avais douté de lui.
– Comment! reprit Marie étonnée, de lui! de Pierrot! Oh oui, tu es bien coupable. Tu lui dois deux fois ma vie, et peut-être plus encore, ajouta-t-elle en baissant les yeux. Sans lui le crocodile de la rivière m'aurait dévorée; sans lui les nègres… C'est Pierrot qui m'a arrachée de leurs mains, au moment où ils allaient sans doute me rejoindre à mon malheureux père!
Elle s'interrompit et pleura.
– Et pourquoi, lui demandai-je, Pierrot ne t'a-t-il pas renvoyée au Cap, à ton mari?
– Il l'a tenté, répondit-elle, mais il ne l'a pu. Obligé de se cacher également des noirs et des blancs, cela lui était fort difficile. Et puis, on ignorait ce que tu étais devenu. Quelques-uns disaient t'avoir vu tomber mort, mais Pierrot m'assurait que non, et j'étais bien certaine du contraire, car quelque chose m'en aurait avertie; et si tu étais mort, je serais morte aussi, en même temps.
– Pierrot, lui dis-je, t'a donc amenée ici?
– Oui, mon Léopold; cette grotte isolée est connue de lui seul. Il avait sauvé en même temps que moi tout ce qui restait de la famille, ma bonne nourrice et mon petit frère; il nous y a cachés. Je t'assure qu'elle est bien commode; et sans la guerre qui fouille tout le pays, maintenant que nous sommes ruinés, j'aimerais à l'habiter avec toi. Pierrot pourvoyait à tous nos besoins. Il venait souvent; il avait une plume rouge sur la tête. Il me consolait, me parlait de toi, m'assurait que je te serais rendue. Cependant, ne l'ayant pas vu depuis trois jours, je commençais à m'inquiéter, lorsqu'il est revenu avec toi. Ce pauvre ami, il a donc été te chercher?