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Il se tourna vers l'obi, qui venait d'entrer.

– Bon per, votre escouade est-elle prête?

Celui-ci fit un signe affirmatif.

– Avez-vous pris pour la composer des noirs du Morne-Rouge? Ce sont les seuls de l'armée qui ne soient point encore forcés de s'occuper des apprêts du départ.

L'obi répondit oui par un second signe.

Biassou alors me montra du doigt le grand drapeau noir que j'avais déjà remarqué, et qui figurait dans un coin de la grotte.

– Voici qui doit avertir les tiens du moment où ils pourront donner ton épaulette à ton lieutenant. – Tu sens que dans cet instant-là je dois déjà être en marche. – À propos. tu viens de te promener, comment as-tu trouvé les environs?

– J'y ai remarqué, répondis-je froidement, assez d'arbres pour y pendre toi et toute ta bande.

– Eh bien! répliqua-t-il avec un ricanement forcé, il est un endroit que tu n'as sans doute pas vu, et avec lequel le bon per te fera faire connaissance. – Adieu, jeune capitaine, bonsoir à Léogri.

Il me salua avec ce rire qui me rappelait le bruit du serpent à sonnettes, fit un geste, me tourna le dos, et les nègres m'entraînèrent. L'obi voilé nous accompagnait, son chapelet à la main.

LI

Je marchais au milieu d'eux sans faire de résistance; il est vrai qu'elle eût été inutile. Nous montâmes sur la croupe d'un mont situé à l'ouest de la savane, où nous nous reposâmes un instant; là je jetai un dernier regard sur ce soleil couchant qui ne devait plus se lever pour moi. Mes guides se levèrent, je les suivis. Nous descendîmes dans une petite vallée qui m'eût enchanté dans un tout autre instant. Un torrent la traversait dans sa largeur et communiquait au sol une humidité féconde; ce torrent se jetait à l'extrémité du vallon dans un de ces lacs bleus dont abonde l'intérieur des mornes à Saint-Domingue. Que de fois, dans les temps plus heureux, je m'étais assis pour rêver sur le bord de ces beaux lacs, à l'heure du crépuscule, quand leur azur se change en une nappe d'argent où le reflet des premières étoiles du soir sème des paillettes d'or! Cette heure allait bientôt venir, mais il fallait passer! Que cette vallée me sembla belle! on y voyait des platanes à fleurs d'érable d'une force et d'une hauteur prodigieuses; des bouquets touffus de mauritias, sorte de palmier qui exclut toute autre végétation sous son ombrage, des dattiers, des magnolias avec leurs larges calices, de grands catalpas montrant leurs feuilles polies et découpées parmi les grappes d'or des faux ébéniers. L'odier du Canada y mêlait ses fleurs d'un jaune pâle aux auréoles bleues dont se charge cette espèce de chèvrefeuille sauvage que les nègres nomment coali. Des rideaux verdoyants de lianes dérobaient à la vue les flancs bruns des rochers voisins. Il s'élevait de tous les points de ce sol vierge un parfum primitif comme celui que devait respirer le premier homme sur les premières roses de l'Eden.

Nous marchions cependant le long d'un sentier tracé sur le bord du torrent. Je fus surpris de voir ce sentier aboutir brusquement au pied d'un roc à pic, au bas duquel je remarquai une ouverture en forme d'arche, d'où s'échappait le torrent. Un bruit sourd, un vent impétueux sortaient de cette arche naturelle. Les nègres prirent à gauche, et nous gravîmes le roc en suivant un chemin tortueux et inégal, qui semblait y avoir été creusé par les eaux d'un torrent desséché depuis longtemps. Une voûte se présenta, à demi bouchée par les ronces, les houx et les épines sauvages qui y croissaient. Un bruit pareil à celui de l'arche de la vallée se faisait entendre sous cette voûte. Les noirs m'y entraînèrent. Au moment où je fis le premier pas dans ce souterrain, l'obi s'approcha de moi, et me dit d'une voix étrange: – Voici ce que j'ai à te prédire maintenant; un de nous deux seulement sortira de cette voûte et repassera par ce chemin. – Je dédaignai de répondre. Nous avançâmes dans l'obscurité. Le bruit devenait de plus en plus fort; nous ne nous entendions plus marcher. Je jugeai qu'il devait être produit par une chute d'eau; je ne me trompais pas.

Après dix minutes de marche dans les ténèbres, nous arrivâmes sur une espèce de plate-forme intérieure, formée par la nature dans le centre de la montagne. La plus grande partie de cette plate-forme demi-circulaire était inondée par le torrent qui jaillissait des veines du mont avec un bruit épouvantable. Au-dessus de cette salle souterraine, la voûte formait une sorte de dôme tapissé de lierre d'une couleur jaunâtre. Cette voûte était traversée presque dans toute sa largeur par une crevasse à travers laquelle le jour pénétrait, et dont le bord était couronné d'arbustes verts, dorés en ce moment des rayons du soleil. À l'extrémité nord de la plate-forme, le torrent se perdait avec fracas dans un gouffre au fond duquel semblait flotter sans pouvoir y pénétrer, la vague lueur qui descendait de la crevasse. Sur l'abîme se penchait un vieil arbre, dont les plus hautes branches se mêlaient à l'écume de la cascade, et dont la souche noueuse perçait le roc, un ou deux pieds au-dessous du bord. Cet arbre, baignant ainsi à la fois dans le torrent sa tête et sa racine, qui se projetait sur le gouffre comme un bras décharné, était si dépouillé de verdure qu'on n'en pouvait reconnaître l'espèce. Il offrait un phénomène singulier: l'humidité qui imprégnait ses racines l'empêchait seule de mourir, tandis que la violence de la cataracte lui arrachait successivement ses branches nouvelles, et le forçait de conserver éternellement les mêmes rameaux.

LII

Les noirs s'arrêtèrent en cet endroit terrible, et je vis qu'il fallait mourir.

Alors, près de ce gouffre dans lequel je me précipitais en quelque sorte volontairement, l'image du bonheur auquel j'avais renoncé peu d'heures auparavant revint m'assaillir comme un regret, presque comme un remords. Toute prière était indigne de moi; une plainte m'échappa pourtant.

– Amis, dis-je aux noirs qui m'entouraient, savez-vous que c'est une triste chose que de périr à vingt ans, quand on est plein de force et de vie, qu'on est aimé de ceux qu'on aime, et qu'on laisse derrière soi des yeux qui pleureront jusqu'à ce qu'ils se ferment?

Un rire horrible accueillit ma plainte. C'était celui du petit obi. Cette espèce de malin esprit, cet être impénétrable s'approcha brusquement de moi.

– Ha! ha! ha! Tu regrettes la vie. Labado sea Dios! Ma seule crainte, c'était que tu n'eusses pas peur de la mort!

C'était cette même voix, ce même rire, qui avaient déjà fatigué mes conjectures.

– Misérable, lui dis-je, qui es-tu donc?

– Tu vas le savoir! me répondit-il d'un accent terrible. Puis, écartant le soleil d'argent qui parait sa brune poitrine: – Regarde!

Je me penchai jusqu'à lui. Deux noms étaient gravés sur le sein velu de l'obi en lettres blanchâtres, traces hideuses et ineffaçables qu'imprimait un fer ardent sur la poitrine des esclaves. L'un de ces noms était Effingham, l'autre était celui de mon oncle, le mien, d'Auverney! Je demeurai muet de surprise.

– Eh bien! Léopold d'Auverney, me demanda l'obi, ton nom te dit-il le mien?

– Non, répondis-je étonné de m'entendre nommer par cet homme, et cherchant à rallier mes souvenirs. Ces deux noms ne furent jamais réunis que sur la poitrine du bouffon… Mais il est mort, le pauvre nain, et d'ailleurs il nous était attaché, lui. Tu ne peux pas être Habibrah!