Marie, à qui je n'avais point dit que j'avais fait disparaître les traces qui l'avaient effrayée la veille, entra la première dans le cabinet de feuillage.
– Vois, Léopold, me dit-elle, mon berceau est bien dans le même état de désordre où je l'ai laissé hier; voilà bien ton ouvrage gâté, tes fleurs arrachées, flétries; ce qui m'étonne, ajouta-t-elle en prenant un bouquet de soucis sauvages, déposé sur le banc de gazon, ce qui m'étonne, c'est que ce vilain bouquet ne se soit pas fané depuis hier. Vois, cher ami, il a l'air d'être tout fraîchement cueilli.
J'étais immobile d'étonnement et de colère. En effet, mon ouvrage du matin même était déjà détruit, et ces tristes fleurs, dont la fraîcheur étonnait ma pauvre Marie, avaient repris insolemment la place des roses que j'avais semées.
– Calme-toi, me dit Marie, qui vit mon agitation, calme-toi; c'est une chose passée, cet insolent n'y reviendra sans doute plus; mettons tout cela sous nos pieds, comme cet odieux bouquet.
Je me gardai bien de la détromper, de peur de l'alarmer; et sans lui dire que celui qui devait, selon elle, n'y plus revenir, était déjà revenu, je la laissai fouler les soucis aux pieds, pleine d'une innocente indignation. Puis, espérant que l'heure était venue de connaître mon mystérieux rival, je la fis asseoir en silence entre sa nourrice et moi.
À peine avions-nous pris place, que Marie mit son doigt sur ma bouche; quelques sons affaiblis par le vent et par le bruissement de l'eau, venaient de frapper son oreille. J'écoutai; c'était le même prélude triste et lent qui la nuit précédente avait éveillé ma fureur. Je voulus m'élancer de mon siège, un geste de Marie me retint.
– Léopold, me dit-elle à voix basse, contiens-toi, il va peut-être chanter, et sans doute ce qu'il dira nous apprendra qui il est.
En effet, une voix dont l'harmonie avait quelque chose de mâle et de plaintif à la fois sortit un moment après du fond du bois, et mêla aux notes graves de la guitare une romance espagnole, dont chaque parole retentit assez profondément dans mon oreille pour que ma mémoire puisse encore aujourd'hui en retrouver presque toutes les expressions.
«Pourquoi me fuis-tu, Maria? [5] pourquoi me fuis-tu, jeune fille? pourquoi cette terreur qui glace ton âme quand tu m'entends? Je suis en effet bien formidable! je ne sais qu'aimer, souffrir et chanter!
«Lorsque, à travers les tiges élancées des cocotiers de la rivière, je vois glisser ta forme légère et pure, un éblouissement trouble ma vue, ô Maria! et je crois voir passer un esprit!
«Et si j'entends, ô Maria! les accents enchantés qui s'échappent de ta bouche comme une mélodie, il me semble que mon cœur vient palpiter dans mon oreille et mêle un bourdonnement plaintif à ta voix harmonieuse.
«Hélas! ta voix est plus douce pour moi que le chant même des jeunes oiseaux qui battent de l'aile dans le ciel, et qui viennent du côté de ma patrie;
«De ma patrie où j'étais roi, de ma patrie où j'étais libre!
«Libre et toi, jeune fille! j'oublierais tout cela pour toi; j'oublierais tout, royaume, famille, devoirs, vengeance, oui, jusqu'à la vengeance! quoique le moment soit bientôt venu de cueillir ce fruit amer et délicieux, qui mûrit si tard!»
La voix avait chanté les stances précédentes avec des pauses fréquentes et douloureuses; mais en achevant ces derniers mots, elle avait pris un accent terrible.
«Ô Maria! tu ressembles au beau palmier, svelte et doucement balancé sur sa tige, et tu te mires dans l'œil de ton jeune amant, comme le palmier dans l'eau transparente de la fontaine.
«Mais, ne le sais-tu pas? il y a quelquefois au fond du désert un ouragan jaloux du bonheur de la fontaine aimée; il accourt, et l'air et le sable se mêlent sous le vol de ses lourdes ailes; il enveloppe l'arbre et la source d'un tourbillon de feu; et la fontaine se dessèche, et le palmier sent se crisper sous l'haleine de mort le cercle vert de ses feuilles qui avait la majesté d'une couronne et la grâce d'une chevelure.
«Tremble, ô blanche fille d'Hispaniola! [6] tremble que tout ne soit bientôt plus autour de toi qu'un ouragan et qu'un désert! Alors tu regretteras l'amour qui eût pu te conduire vers moi, comme le joyeux katha, l'oiseau de salut, guide à travers les sables d'Afrique le voyageur à la citerne.
«Et pourquoi repousserais-tu mon amour, Maria? Je suis roi, et mon front s'élève au-dessus de tous les fronts humains. Tu es blanche, et je suis noir; mais le jour a besoin de s'unir à la nuit pour enfanter l'aurore et le couchant qui sont plus beaux que lui!»
VIII
Un long soupir, prolongé sur les cordes frémissantes de la guitare, accompagna ces dernières paroles. J'étais hors de moi. «Roi! noir! esclave!» Mille idées incohérentes, éveillées par l'inexplicable chant que je venais d'entendre, tourbillonnaient dans mon cerveau. Un violent besoin d'en finir avec l'être inconnu qui osait ainsi associer le nom de Marie à des chants d'amour et de menace s'empara de moi. Je saisis convulsivement ma carabine, et me précipitai hors du pavillon. Marie, effrayée, tendait encore les bras pour me retenir, que déjà je m'étais enfoncé dans le taillis du côté d'où la voix était venue. Je fouillai le bois dans tous les sens, je plongeai le canon de mon mousqueton dans l'épaisseur de toutes les broussailles, je fis le tour de tous les gros arbres, je remuai toutes les hautes herbes. Rien! rien, et toujours rien! Cette recherche inutile, jointe à d'inutiles réflexions sur la romance que je venais d'entendre, mêla de la confusion à ma colère. Cet insolent rival échapperait donc toujours à mon bras comme à mon esprit! Je ne pourrais donc ni le deviner, ni le rencontrer!
En ce moment, un bruit de sonnettes vint me distraire de ma rêverie. Je me retournai. Le nain Habibrah était à côté de moi.
– Bonjour, maître, me dit-il, et il s'inclina avec respect; mais son louche regard, obliquement relevé vers moi, paraissait remarquer avec une expression indéfinissable de malice et de triomphe l'anxiété peinte sur mon front.
– Parle! lui criai-je brusquement, as-tu vu quelqu'un dans ce bois?
– Nul autre que vous, señor mio, me répondit-il avec tranquillité.
– Est-ce que tu n'as pas entendu une voix? repris-je.
L'esclave resta un moment comme cherchant ce qu'il pouvait me répondre. Je bouillais.
– Vite, lui dis-je, réponds vite, malheureux! as-tu entendu ici une voix?
Il fixa hardiment sur mes yeux ses deux yeux ronds comme ceux d'un chat-tigre.
– Que querre decir usted? [7] par une voix, maître? Il y a des voix partout et pour tout; il y a la voix des oiseaux, il y a la voix de l'eau, il y a la voix du vent dans les feuilles…
Je l'interrompis en le secouant rudement.
– Misérable bouffon! cesse de me prendre pour ton jouet, ou je te fais écouter de près la voix qui sort d'un canon de carabine. Réponds en quatre mots. As-tu entendu dans ce bois un homme qui chantait un air espagnol?
– Oui, señor, me répliqua-t-il sans paraître ému, et des paroles sur l'air… Tenez, maître, je vais vous conter la chose. Je me promenais sur la lisière de ce bosquet, en écoutant ce que les grelots d'argent de ma gorra [8] me disaient à l'oreille. Tout à coup, le vent est venu joindre à ce concert quelques mots d'une langue que vous appelez l'espagnol, la première que j'aie bégayée, lorsque mon âge se comptait par mois et non par années, et que ma mère me suspendait sur son dos à des bandelettes de laine rouge et jaune. J'aime cette langue; elle me rappelle le temps où je n'étais que petit et pas encore nain, qu'un enfant et pas encore un fou; je me suis rapproché de la voix, et j'ai entendu la fin de la chanson.
[5] On a jugé inutile de reproduire ici en entier les paroles du chant espagnoclass="underline"