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Ce qu'il y avait d'étrange, reprenait-on, c'était de le voir aussi doux, aussi simple avec ses égaux, qui se faisaient gloire de lui obéir, que fier et hautain vis-à-vis de nos commandeurs. Il est juste de dire que ces esclaves privilégiés, anneaux intermédiaires qui liaient en quelque sorte la chaîne de la servitude à celle du despotisme, joignant à la bassesse de leur condition l'insolence de leur autorité, trouvaient un malin plaisir à l'accabler de travail et de vexations.

Il paraît néanmoins qu'ils ne pouvaient s'empêcher de respecter le sentiment de fierté qui l'avait porté à outrager mon oncle. Aucun d'eux n'avait jamais osé lui infliger de punitions humiliantes. S'il leur arrivait de l'y condamner, vingt nègres se levaient pour les subir à sa place; et lui, immobile, assistait gravement à leur exécution, comme s'ils n'eussent fait que remplir un devoir. Cet homme bizarre était connu dans les cases sous le nom de Pierrot.

XII

Tous ces détails exaltèrent ma jeune imagination. Marie, pleine de reconnaissance et de compassion, applaudit à mon enthousiasme, et Pierrot s'empara si vivement de notre intérêt, que je résolus de le voir et de le servir. Je rêvais aux moyens de lui parler.

Quoique fort jeune, comme neveu de l'un des plus riches colons du Cap, j'étais capitaine des milices de la paroisse de l'Acul. Le fort Galifet était confié à leur garde, et à un détachement des dragons jaunes, dont le chef, qui était pour l'ordinaire un sous-officier de cette compagnie, avait le commandement du fort. Il se trouvait justement à cette époque que ce commandant était le frère d'un pauvre colon auquel j'avais eu le bonheur de rendre de très grands services, et qui m'était entièrement dévoué…

Ici tout l'auditoire interrompit d'Auverney en nommant Thadée.

– Vous l'avez deviné, messieurs, reprit le capitaine. Vous comprenez sans peine qu'il ne me fut pas difficile d'obtenir de lui l'entrée du cachot du nègre. J'avais le droit de visiter le fort, comme capitaine des milices. Cependant, pour ne pas inspirer de soupçons à mon oncle, dont la colère était encore toute flagrante, j'eus soin de ne m'y rendre qu'à l'heure où il faisait sa méridienne. Tous les soldats, excepté ceux de garde, étaient endormis. Guidé par Thadée, j'arrivai à la porte du cachot; Thadée l'ouvrit et se retira. J'entrai.

Le noir était assis, car il ne pouvait se tenir debout à cause de sa haute taille. Il n'était pas seul; un dogue énorme se leva en grondant et s'avança vers moi. – Rask! cria le noir. Le jeune dogue se tut, et revint se coucher aux pieds de son maître, où il acheva de dévorer quelques misérables aliments.

J'étais en uniforme; la lumière que répandait le soupirail dans cet étroit cachot était si faible que Pierrot ne pouvait distinguer qui j'étais.

– Je suis prêt, me dit-il d'un ton calme.

En achevant ces paroles, il se leva à demi.

– Je suis prêt, répéta-t-il encore.

– Je croyais, lui dis-je, surpris de la liberté de ses mouvements, je croyais que vous aviez des fers.

L'émotion faisait trembler ma voix. Le prisonnier ne parut pas la reconnaître.

Il poussa du pied quelques débris qui retentirent.

– Des fers! je les ai brisés.

Il y avait dans l'accent dont il prononça ces dernières paroles quelque chose qui semblait dire: Je ne suis pas fait pour porter des fers. Je repris:

– L'on ne m'avait pas dit qu'on vous eût laissé un chien.

– C'est moi qui l'ai fait entrer.

J'étais de plus en plus étonné. La porte du cachot était fermée en dehors d'un triple verrou. Le soupirail avait à peine six pouces de largeur, et était garni de deux barreaux de fer. Il paraît qu'il comprit le sens de mes réflexions; il se leva autant que la voûte trop basse le lui permettait, détacha sans effort une pierre énorme placée au-dessous du soupirail, enleva les deux barreaux scellés en dehors de cette pierre, et pratiqua ainsi une ouverture où deux hommes auraient pu facilement passer. Cette ouverture donnait de plain-pied sur le bois de bananiers et de cocotiers qui couvre le morne auquel le fort était adossé.

Le chien, voyant l'issue ouverte, crut que son maître voulait qu'il sorte. Il se dressa prêt à partir; un geste du noir le renvoya à sa place.

La surprise me rendait muet; tout à coup un rayon du jour éclaira vivement mon visage. Le prisonnier se redressa comme s'il eût mis par mégarde le pied sur un serpent, et son front heurta les pierres de la voûte. Un mélange indéfinissable de mille sentiments opposés, une étrange expression de haine, de bienveillance et d'étonnement douloureux, passa rapidement dans ses yeux. Mais, reprenant un subit empire sur ses pensées, sa physionomie en moins d'un instant redevint calme et froide; et il fixa avec indifférence son regard sur le mien. Il me regardait en face comme un inconnu.

– Je puis encore vivre deux jours sans manger, dit-il.