Je fis un geste d'horreur; je remarquai alors la maigreur de l'infortuné.
Il ajouta:
– Mon chien ne peut manger que de ma main; si je n'avais pu élargir le soupirail, le pauvre Rask serait mort de faim. Il vaut mieux que ce soit moi que lui, puisqu'il faut toujours que je meure.
– Non, m'écriai-je, non, vous ne mourrez pas de faim!
Il ne me comprit pas.
– Sans doute, reprit-il en souriant amèrement, j'aurais pu vivre encore deux jours sans manger; mais je suis prêt, monsieur l'officier; aujourd'hui vaut encore mieux que demain; ne faites pas de mal à Rask.
Je sentis alors ce que voulait dire son je suis prêt. Accusé d'un crime qui était puni de mort, il croyait que je venais pour le mener au supplice; et cet homme doué de forces colossales, quand tous les moyens de fuir lui étaient ouverts, doux et tranquille, répétait à un enfant: Je suis prêt!
– Ne faites pas de mal à Rask, répéta-t-il encore.
Je ne pus me contenir.
– Quoi! lui dis-je, non seulement vous me prenez pour votre bourreau, mais encore vous doutez de mon humanité envers ce pauvre chien qui ne m'a rien fait!
Il s'attendrit, sa voix s'altéra.
– Blanc, dit-il en me tendant la main, blanc, pardonne, j'aime mon chien; et, ajouta-t-il après un court silence, les tiens m'ont fait bien du mal.
Je l'embrassai, je lui serrai la main, je le détrompai.
– Ne me connaissiez-vous pas? lui dis-je.
– Je savais que tu étais un blanc, et pour les blancs, quelque bons qu'ils soient, un noir est si peu de chose! D'ailleurs, j'ai aussi à me plaindre de toi.
– Et de quoi? repris-je étonné.
– Ne m'as-tu pas conservé deux fois la vie?
Cette inculpation étrange me fit sourire. Il s'en aperçut, et poursuivit avec amertume:
– Oui, je devrais t'en vouloir. Tu m'as sauvé d'un crocodile et d'un colon; et, ce qui est pis encore, tu m'as enlevé le droit de te haïr. Je suis bien malheureux!
La singularité de son langage et de ses idées ne me surprenait presque plus. Elle était en harmonie avec lui-même.
– Je vous dois bien plus que vous ne me devez, lui dis-je. Je vous dois la vie de ma fiancée, de Marie.
Il éprouva comme une commotion électrique.
– Maria! dit-il d'une voix étouffée; et sa tête tomba sur ses mains, qui se crispaient violemment, tandis que de pénibles soupirs soulevaient les larges parois de sa poitrine.
J'avoue que mes soupçons assoupis se réveillèrent, mais sans colère et sans jalousie. J'étais trop près du bonheur, et lui trop près de la mort, pour qu'un pareil rival, s'il l'était en effet, pût exciter en moi d'autres sentiments que la bienveillance et la pitié.
Il releva enfin sa tête.
– Va! me dit-il, ne me remercie pas!
Il ajouta, après une pause:
– Je ne suis pourtant pas d'un rang inférieur au tien!
Cette parole paraissait révéler un ordre d'idées qui piquait vivement ma curiosité; je le pressai de me dire qui il était et ce qu'il avait souffert. Il garda un sombre silence.
Ma démarche l'avait touché; mes offres de service, mes prières parurent vaincre son dégoût de la vie. Il sortit, et rapporta quelques bananes et une énorme noix de coco. Puis il referma l'ouverture et se mit à manger. En causant avec lui, je remarquai qu'il parlait avec facilité le français et l'espagnol, et que son esprit ne paraissait pas dénué de culture; il savait des romances espagnoles qu'il chantait avec expression. Cet homme était si inexplicable, sous tant d'autres rapports, que jusqu'alors la pureté de son langage ne m'avait pas frappé. J'essayai de nouveau d'en savoir la cause; il se tut. Enfin je le quittai, ordonnant à mon fidèle Thadée d'avoir pour lui tous les égards et tous les soins possibles.
XIII
Je le voyais tous les jours à la même heure. Son affaire m'inquiétait; malgré mes prières, mon oncle s'obstinait à le poursuivre. Je ne cachais pas mes craintes à Pierrot; il m'écoutait avec indifférence.
Souvent Rask arrivait tandis que nous étions ensemble, portant une large feuille de palmier autour de son cou. Le noir la détachait, lisait des caractères inconnus qui y étaient tracés, puis la déchirait. J'étais habitué à ne pas lui faire de questions.
Un jour j'entrai sans qu'il parût prendre garde à moi. Il tournait le dos à la porte de son cachot, et chantait d'un ton mélancolique l'air espagnoclass="underline" Yo que soy contrabandista [10]. Quand il eut fini, il se tourna brusquement vers moi, et me cria:
– Frère, promets, si jamais tu doutes de moi, d'écarter tous tes soupçons quand tu m'entendras chanter cet air.
Son regard était imposant; je lui promis ce qu'il désirait, sans trop savoir ce qu'il entendait par ces mots: Si jamais tu doutes de moi… Il prit l'écorce profonde de la noix qu'il avait cueillie le jour de ma première visite, et conservée depuis, la remplit de vin de palmier, m'engagea à y porter les lèvres, et la vida d'un trait. À compter de ce jour, il ne m'appela plus que son frère.