Je me rendis en hâte à l'hôtel du gouverneur, M. de Blanchelande. Tout y était dans la confusion, jusqu'à la tête du maître. Je lui demandai des ordres, en le priant de songer le plus vite possible à la sûreté de l'Acul, que l'on croyait déjà menacée. Il avait auprès de lui M. de Rouvray, maréchal de camp et l'un des principaux propriétaires de l'île, M. de Touzard, lieutenant-colonel du régiment du Cap, quelques membres des assemblées coloniale et provinciale, et plusieurs des colons les plus notables. Au moment où je me présentai, cette espèce de conseil délibérait tumultueusement.
– Monsieur le gouverneur, disait un membre de l'assemblée provinciale, cela n'est que trop vrai; ce sont les esclaves, et non les sang-mêlés libres; il y a longtemps que nous l'avions annoncé et prédit.
– Vous le disiez sans y croire, répartit aigrement un membre de l'assemblée coloniale appelée générale. Vous le disiez pour vous donner crédit à nos dépens; et vous étiez si loin de vous attendre à une rébellion réelle des esclaves, que ce sont les intrigues de votre assemblée qui ont stimulé, dès 1789, cette fameuse et ridicule révolte des trois mille noirs sur le morne du Cap; révolte où il n'y a eu qu'un volontaire national de tué, encore l'a-t-il été par ses propres camarades!
– Je vous répète, reprit le provincial, que nous voyons plus clair que vous. Cela est simple. Nous restions ici pour observer les affaires de la colonie, tandis que votre assemblée en masse allait en France se faire décerner cette ovation risible, qui s'est terminée par les réprimandes de la représentation nationale: ridiculus mus!
Le membre de l'assemblée coloniale répondit avec un dédain amer:
– Nos concitoyens nous ont réélus à l'unanimité!
– C'est vous, répliqua l'autre, ce sont vos exagérations qui ont fait promener la tête de ce malheureux qui s'était montré sans cocarde tricolore dans un café, et qui ont fait pendre le mulâtre Lacombe pour une pétition qui commençait par ces mots inusités: – Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit!
– Cela est faux, s'écria le membre de l'assemblée générale. C'est la lutte des principes et celle des privilèges, des bossus et des crochus!
– Je l'ai toujours pensé, monsieur, vous êtes un indépendant!
À ce reproche du membre de l'assemblée provinciale, son adversaire répondit d'un air de triomphe:
– C'est confesser que vous êtes un pompon blanc! Je vous laisse sous le poids d'un pareil aveu!
La querelle eût peut-être été poussée plus loin, si le gouverneur ne fût intervenu.
– Eh, messieurs! en quoi cela a-t-il trait au danger imminent qui nous menace? Conseillez-moi, et ne vous injuriez pas. Voici les rapports qui me sont parvenus. La révolte a commencé cette nuit à dix heures du soir parmi les nègres de l'habitation Turpin. Les esclaves commandés par un nègre anglais nommé Boukmann, ont entraîné les ateliers des habitations Clément, Trémès, Flaville et Noé. Ils ont incendié toutes les plantations et massacré les colons avec des cruautés inouïes. Je vous en ferai comprendre toute l'horreur par un seul détail. Leur étendard est le corps d'un enfant porté au bout d'une pique.
Un frémissement interrompit M. de Blanchelande.
– Voilà ce qui se passe au-dehors, poursuivit-il. Au-dedans, tout est bouleversé. Plusieurs habitants du Cap ont tué leurs esclaves; la peur les a rendus cruels. Les plus doux ou les plus braves se sont bornés à les enfermer sous bonne clef. Les petits blancs [11] accusent de ces désastres les sang-mêlés libres. Plusieurs mulâtres ont failli être victimes de la fureur populaire. Je leur ai fait donner pour asile une église gardée par un bataillon. Maintenant, pour prouver qu'ils ne sont point d'intelligence avec les noirs révoltés, les sang-mêlés me font demander un poste à défendre et des armes.
– N'en faites rien! cria une voix que je reconnus: c'était celle du planteur soupçonné d'être sang-mêlé, avec qui j'avais eu un duel. N'en faites rien, monsieur le gouverneur, ne donnez point d'armes aux mulâtres.
– Vous ne voulez donc point vous battre? dit brusquement un colon.
L'autre ne parut point entendre, et continua:
– Les sang-mêlés sont nos pires ennemis. Eux seuls sont à craindre pour nous. Je conviens qu'on ne pouvait s'attendre qu'à une révolte de leur part et non de celle des esclaves. Est-ce que les esclaves sont quelque chose?