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– Et ici, reprit l'obi, je dois vous le dire, hermanos, l'un des plus braves appuis de l'indépendance, Boukmann, porte ces trois signes funestes.

À ces mots tous les nègres tendirent la tête, retinrent leur haleine; leurs yeux immobiles, attachés sur le jongleur, exprimaient cette sorte d'attention qui ressemble à la stupeur.

– Seulement, ajouta l'obi, je ne puis accorder ce double signe qui menace à la fois Boukmann d'une bataille et d'un échafaud. Pourtant mon art est infaillible.

Il s'arrêta, et échangea un regard avec Biassou. Biassou dit quelques mots à l'oreille d'un de ses aides de camp, qui sortit sur-le-champ de la grotte.

«- Une bouche béante et fanée, reprit l'obi, se retournant vers son auditoire avec son accent malicieux et goguenard, une attitude insipide, les bras pendants, et la main gauche tournée en dehors sans qu'on en devine le motif annoncent la stupidité naturelle, la nullité, le vide, une curiosité hébétée.»

Biassou ricanait. – En cet instant l'aide de camp revint; il ramenait un nègre couvert de fange et de poussière, dont les pieds, déchirés par les ronces et les cailloux, prouvaient qu'il avait fait une longue course. C'était le messager annoncé par Rigaud. Il tenait d'une main un paquet cacheté, de l'autre un parchemin déployé qui portait un sceau dont l'empreinte figurait un cœur enflammé. Au milieu était un chiffre formé des lettres caractéristiques M et N, entrelacées pour désigner sans doute la réunion des mulâtres libres et des nègres esclaves. À côté de ce chiffre je lus cette légende: «Le préjugé vaincu, la verge de fer brisée; vive le roi!» Ce parchemin était un passeport délivré par Jean-François.

L'émissaire le présenta à Biassou, et, après s'être incliné jusqu'à terre, lui remit le paquet cacheté. Le généralissime l'ouvrit vivement, parcourut les dépêches qu'il renfermait, en mit une dans la poche de sa veste, et, froissant l'autre dans ses mains, s'écria d'un air désolé:

– Gens du roi!…

Les nègres saluèrent profondément.

– Gens du roi! voilà ce que mande à Jean Biassou, généralissime des pays conquis, maréchal des camps et armées de sa majesté catholique, Jean-François, grand amiral de France, lieutenant général des armées de sa dite majesté, le roi des Espagnes et des Indes:

«Boukmann, chef de cent vingt noirs de la Montagne Bleue à la Jamaïque, reconnus indépendants par le gouvernement général de Belle-Combe, Boukmann vient de succomber dans la glorieuse lutte de la liberté et de l'humanité contre le despotisme et la barbarie. Ce généreux chef a été tué dans un engagement avec les brigands blancs de l'infâme Touzard. Les monstres ont coupé sa tête, et ont annoncé qu'ils allaient l'exposer ignominieusement sur un échafaud dans la place d'armes de leur ville du Cap. – Vengeance!»

Le sombre silence du découragement succéda un moment dans l'armée à cette lecture. Mais l'obi s'était dressé debout sur l'autel, et il s'écriait, en agitant sa baguette blanche, avec des gestes triomphants:

– Salomon, Zorobabel, Eléazar Thaleb, Cardan, Judas Bowtharicht, Averroès, Albert le Grand, Bohabdil, Jean de Hagen, Anna Baratro, Daniel Ogrumof, Rachel Flintz, Altornino! je vous rends grâces. La ciencia des voyants ne m'a pas trompé. Hijos, amigos, hermanos; muchachos, mozos, madres, y vosotros todos qui me escuchais aqui [37], qu'avais-je prédit? que habia dicho? Les signes du front de Boukmann m'avaient annoncé qu'il vivrait peu, et qu'il mourrait dans un combat; les lignes de sa main, qu'il paraîtrait sur un échafaud. Les révélations de mon art se réalisent fidèlement, et les événements s'arrangent d'eux-mêmes pour exécuter jusqu'aux circonstances que nous ne pouvions concilier, la mort sur le champ de bataille, et l'échafaud! Frères, admirez!

Le découragement des noirs s'était changé durant ce discours en une sorte d'effroi merveilleux. Ils écoutaient l'obi avec une confiance mêlée de terreur; celui-ci, enivré de lui-même, se promenait de long en large sur la caisse de sucre, dont la surface offrait assez d'espace pour que ses petits pas pussent s'y déployer fort à l'aise. Biassou ricanait.

Il adressa la parole à l'obi.

– Monsieur le chapelain, puisque vous savez les choses à venir, il nous plairait que vous voulussiez bien lire ce qu'il adviendra de notre fortune, à nous Jean Biassou, mariscal de campo.

L'obi, s'arrêtant fièrement sur l'autel grotesque où la crédulité des noirs le divinisait, dit au mariscal de campo: – Venga vuestra merced [38]! En ce moment l'obi était l'homme important de l'armée. Le pouvoir militaire céda devant le pouvoir sacerdotal. Biassou s'approcha. On lisait dans ses yeux quelque dépit.

– Votre main, général, dit l'obi en se baissant pour la saisir. Empezo [39]. La ligne de la jointure, également marquée dans toute sa longueur, vous promet des richesses et du bonheur. La ligne de vie, longue, marquée, vous prédit une vie exempte de maux, une verte vieillesse; étroite, elle désigne votre sagesse, votre esprit ingénieux, la generosidad de votre cœur; enfin j'y vois ce que les chiromancos appellent le plus heureux de tous les signes, une foule de petites rides qui lui donnent la forme d'un arbre chargé de rameaux et qui s'élèvent vers le haut de la main, c'est le pronostic assuré de l'opulence et des grandeurs. La ligne de santé, très longue, confirme les indices de la ligne de vie; elle indique aussi le courage; recourbée vers le petit doigt, elle forme une sorte de crochet. Général, c'est le signe d'une sévérité utile.

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[37] Fils, amis, frères, garçons, enfants, mères, et vous tous qui m'écoutez ici.

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[38] Vienne votre grâce!

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[39] Je commence.