Je ne sais pourquoi cet obi tourmentait ma pensée; il me semblait que j'avais déjà vu ou entendu ailleurs quelque chose qui ressemblait à cet être singulier; je voulus le faire parler.
– Monsieur l'obi, señor cura, doctor medico, monsieur le chapelain, bon per! lui dis-je.
Il se retourna brusquement vers moi.
– Il y a encore ici quelqu'un dont vous n'avez point tiré l'horoscope, c'est moi.
Il croisa ses bras sur le soleil d'argent qui couvrait sa poitrine velue, et ne me répondit pas.
Je repris:
– Je voudrais bien savoir ce que vous augurez de mon avenir; mais vos honnêtes camarades m'ont enlevé ma montre et ma bourse, et vous n'êtes pas sorcier à prophétiser gratis.
Il s'avança précipitamment jusqu'auprès de moi, et me dit sourdement à l'oreille:
– Tu te trompes! Voyons ta main.
Je la lui présentai en le regardant en face. Ses yeux étincelaient. Il parut examiner ma main.
«- Si la ligne de vie, me dit-il, est coupée vers le milieu par deux petites lignes transversales et bien apparentes, c'est le signe d'une mort prochaine. – Ta mort est prochaine!
«Si la ligne de santé ne se trouve pas au milieu de la main, et qu'il n'y ait que la ligne de vie et la ligne de fortune réunies à leur origine de manière à former un angle, on ne doit pas s'attendre, avec ce signe, à une mort naturelle. – Ne t'attends point à une mort naturelle!
«Si le dessous de l'index est traversé d'une ligne dans toute sa longueur, on mourra de mort violente!» Entends-tu? prépare-toi à une mort violente! Il y avait quelque chose de joyeux dans cette voix sépulcrale qui annonçait la mort; je l'écoutai avec indifférence et mépris.
– Sorcier, lui dis-je avec un sourire de dédain, tu es habile, tu pronostiques à coup sûr.
Il se rapprocha encore de moi.
– Tu doutes de ma science! eh bien! écoute encore. – La rupture de la ligne du soleil sur ton front m'annonce que tu prends un ennemi pour un ami, et un ami pour un ennemi.
Le sens de ces paroles semblait concerner ce perfide Pierrot que j'aimais et qui m'avait trahi, ce fidèle Habibrah, que je haïssais, et dont les vêtements ensanglantés attestaient la mort courageuse et dévouée.
– Que veux-tu dire? m'écriai-je.
– Écoute jusqu'au bout, poursuivit l'obi. Je t'ai dit de l'avenir, voici du passé: – La ligne de la lune est légèrement courbée sur ton front; cela signifie que ta femme t'a été enlevée.
Je tressaillis; je voulais m'élancer de mon siège. Mes gardiens me retinrent.
– Tu n'es pas patient, reprit le sorcier; écoute donc jusqu'à la fin. La petite croix qui coupe l'extrémité de cette courbure complète l'éclaircissement. Ta femme t'a été enlevée la nuit même de tes noces.
– Misérable! m'écriai-je, tu sais où elle est! Qui es-tu?
Je tentai encore de me délivrer et de lui arracher son voile; mais il fallut céder au nombre et à la force; et je vis avec rage le mystérieux obi s'éloigner en me disant:
– Me crois-tu maintenant? Prépare-toi à ta mort prochaine!
XXXII
Il fallut, pour me distraire un moment des perplexités où m'avait jeté cette scène étrange, le nouveau drame qui succéda sous mes yeux à la comédie ridicule que Biassou et l'obi venaient de jouer devant leur bande ébahie.
Biassou s'était replacé sur son siège d'acajou; l'obi s'était assis à sa droite, Rigaud à sa gauche, sur les deux carreaux qui accompagnaient le trône du chef. L'obi, les bras croisés sur la poitrine, paraissait absorbé dans une profonde contemplation; Biassou et Rigaud mâchaient du tabac; et un aide de camp était venu demander au mariscal de campo s'il fallait faire défiler l'armée, quand trois groupes tumultueux de noirs arrivèrent ensemble à l'entrée de la grotte avec des clameurs furieuses. Chacun de ces attroupements amenait un prisonnier qu'il voulait remettre à la disposition de Biassou, moins pour savoir s'il lui conviendrait de leur faire grâce que pour connaître son bon plaisir sur le genre de mort que les malheureux devaient endurer. Leurs cris sinistres ne l'annonçaient que trop: Mort! Mort! – Muerte! muerte! – Death! Death! criaient quelques nègres anglais, sans doute de la horde de Boukmann, qui étaient déjà venus rejoindre les noirs espagnols et français de Biassou.
Le mariscal de campo leur imposa silence d'un signe de main, et fit avancer les trois captifs sur le seuil de la grotte. J'en reconnus deux avec surprise; l'un était ce citoyen-général C***, ce philanthrope correspondant de tous les négrophiles du globe, qui avait émis un avis si cruel pour les esclaves dans le conseil, chez le gouverneur. L'autre était le planteur équivoque qui avait tant de répugnance pour les mulâtres, au nombre desquels les blancs le comptaient. Le troisième paraissait appartenir à la classe des petits blancs; il portait un tablier de cuir, et avait les manches retroussées au-dessus du coude. Tous trois avaient été surpris séparément, cherchant à se cacher dans les montagnes.