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Toutes ces émotions m'agitaient au milieu d'un demi-sommeil dans lequel l'épuisement m'avait plongé. Je ne sais combien de temps il dura; mais j'en fus soudainement arraché par le retentissement d'une voix mâle qui chantait distinctement, mais de loin: Yo que soy contrabandista. J'ouvris les yeux en tressaillant; tout était noir, les nègres dormaient, le feu mourait. Je n'entendais plus rien; je pensai que cette voix était une illusion du sommeil, et mes paupières alourdies se refermèrent. Je les ouvris une seconde fois précipitamment; la voix avait recommencé, et chantait avec tristesse et de plus près ce couplet d'une romance espagnole:

En los campos de Ocaña,

Prisonero cai;

Me llevan à Cotadilla;

Desdichado fui! [58]

Cette fois, il n'y avait plus de rêve. C'était la voix de Pierrot! Un moment après, elle s'éleva encore dans l'ombre et le silence, et fit entendre pour la deuxième fois, presque à mon oreille, l'air connu: Yo que soi contrabandista. Un dogue vint joyeusement se rouler à mes pieds, c'était Rask. Je levai les yeux. Un noir était devant moi, et la lueur du foyer projetait à côté du chien son ombre colossale; c'était Pierrot. La vengeance me transporta; la surprise me rendit immobile et muet. Je ne dormais pas. Les morts revenaient donc! Ce n'était plus un songe, mais une apparition. Je me détournai avec horreur. À cette vue, sa tête tomba sur sa poitrine.

– Frère, murmura-t-il à voix basse, tu m'avais promis de ne jamais douter de moi quand tu m'entendrais chanter cet air; frère, dis, as-tu oublié ta promesse?

La colère me rendit la parole.

– Monstre! m'écriai-je, je te retrouve donc enfin; bourreau, assassin de mon oncle, ravisseur de Marie, oses-tu m'appeler ton frère? Tiens, ne m'approche pas!

J'oubliais que j'étais attaché de manière à ne pouvoir faire presque aucun mouvement. J'abaissai comme involontairement les yeux sur mon côté pour y chercher mon épée. Cette intention visible le frappa. Il prit un air ému, mais doux.

– Non, dit-il, non, je n'approcherai pas. Tu es malheureux, je te plains; toi, tu ne me plains pas, quoique je sois plus malheureux que toi.

Je haussai les épaules. Il comprit ce reproche muet. Il me regarda d'un air rêveur.

– Oui, tu as beaucoup perdu; mais, crois-moi, j'ai perdu plus que toi.

Cependant ce bruit de voix avait réveillé les six nègres qui me gardaient. Apercevant un étranger, ils se levèrent précipitamment en saisissant leurs armes; mais dès que leurs regards se furent arrêtés sur Pierrot, ils poussèrent un cri de surprise et de joie, et tombèrent prosternés en battant la terre de leurs fronts.

Mais les respects que ces nègres rendaient à Pierrot, les caresses que Rask portait alternativement de son maître à moi, en me regardant avec inquiétude, comme étonné de mon froid accueil, rien ne faisait impression sur moi en ce moment. J'étais tout entier à l'émotion de ma rage, rendue impuissante par les liens qui me chargeaient.

– Oh! m'écriai-je enfin, en pleurant de fureur sous les entraves qui me retenaient, oh! que je suis malheureux! Je regrettais que ce misérable se fût fait justice à lui-même; je le croyais mort, et je me désolais pour ma vengeance. Et maintenant le voilà qui vient me narguer lui-même; il est là, vivant, sous mes yeux, et je ne puis jouir du bonheur de le poignarder! Oh! qui me délivrera de ces exécrables nœuds?

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[58] Dans les champs d'Ocaña,

Je tombai prisonnier;

Ils m'emmenèrent à Cotadilla;

Je fus malheureux.