Il était horrible.
– Monstre! m'écriai-je, tu te trompes, il y a encore quelque chose du baladin dans l'atrocité de tes traits et de ton cœur.
– Ne parle pas d'atrocité! interrompit Habibrah. Songe à la cruauté de ton oncle…
– Misérable! repris-je indigné, s'il était cruel, c'était par toi! Tu plains le sort des malheureux esclaves; mais pourquoi alors tournais-tu contre tes frères le crédit que la faiblesse de ton maître t'accordait? Pourquoi n'as-tu jamais essayé de le fléchir en leur faveur?
– J'en aurais été bien fâché! Moi, empêcher un blanc de se souiller d'une atrocité! Non! non! Je l'engageais au contraire à redoubler de mauvais traitements envers ses esclaves, afin d'avancer l'heure de la révolte, afin que l'excès de l'oppression amenât enfin la vengeance! En paraissant nuire à mes frères, je les servais!
Je restai confondu devant une si profonde combinaison de la haine.
– Eh bien! continua le nain, trouves-tu que j'ai su méditer et exécuter? Que dis-tu du bouffon Habibrah? Que dis-tu du fou de ton oncle?
– Achève ce que tu as si bien commencé, lui répondis-je. Fais-moi mourir, mais hâte-toi! il se mit à se promener de long en large sur la plate-forme, en se frottant les mains.
– Et s'il ne me plaît pas de me hâter, à moi? si je veux jouir à mon aise de tes angoisses? Vois-tu, Biassou me devait ma part dans le butin du dernier pillage. Quand je t'ai vu au camp des noirs, je ne lui ai demandé que ta vie. Il me l'a accordée volontiers; et maintenant elle est à moi! Je m'en amuse. Tu vas bientôt suivre cette cascade dans ce gouffre, sois tranquille; mais je dois te dire auparavant qu'ayant découvert la retraite où ta femme avait été cachée, j'ai inspiré aujourd'hui à Biassou de faire incendier la forêt, cela doit être commencé à présent. Ainsi ta famille est anéantie. Ton oncle a péri par le fer; tu vas périr par l'eau, ta Marie par le feu!
– Misérable! misérable! m'écriai-je; et je fis un mouvement pour me jeter sur lui.
Il se retourna vers les nègres.
– Allons, attachez-le! il avance son heure.
Alors les nègres commencèrent à me lier en silence avec des cordes qu'ils avaient apportées. Tout à coup je crus entendre les aboiements lointains d'un chien, je pris ce bruit pour une illusion causée par le mugissement de la cascade. Les nègres achevèrent de m'attacher, et m'approchèrent du gouffre qui devait m'engloutir. Le nain, croisant les bras, me regardait avec une joie triomphante. Je levai les yeux vers la crevasse pour fuir son odieuse vue, et pour découvrir encore le ciel. En ce moment un aboiement plus fort et plus prononcé se fit entendre. La tête énorme de Rask passa par l'ouverture. Je tressaillis. Le nain s'écria:
– Allons! Les noirs, qui n'avaient pas remarqué les aboiements, se préparèrent à me lancer au milieu de l'abîme.
LIII
– Camarades! cria une voix tonnante.
Tous se retournèrent; c'était Bug-Jargal. Il était debout sur le bord de la crevasse; une plume rouge flottait sur sa tête.
– Camarades, répéta-t-il, arrêtez!
Les noirs se prosternèrent. Il continua:
– Je suis Bug-Jargal.
Les noirs frappèrent la terre de leurs fronts, en poussant des cris dont il était difficile de distinguer l'expression.
– Déliez le prisonnier, cria le chef.
Ici le nain parut se réveiller de la stupeur où l'avait plongé cette apparition inattendue. Il arrêta brusquement les bras des noirs prêts à couper mes liens.
– Comment! qu'est-ce? s'écria-t-il, Que quiere decir eso?
Puis, levant la tête vers Bug-Jargaclass="underline"
– Chef du Morne-Rouge, que venez-vous faire ici?
Bug-Jargal répondit:
– Je viens commander à mes frères!
– En effet, dit le nain avec une rage concentrée, ce sont des noirs du Morne-Rouge! Mais de quel droit, ajouta-t-il en haussant la voix, disposez-vous de mon prisonnier?
Le chef répondit:
– Je suis Bug-Jargal.