— Nous devons les faire refaire. Celles des Sanchez sont introuvables.
— N’oubliez pas, hein ? Bredouilla-t-elle. Moi, je n’oublierai pas. Vous pouvez en être sûr… J’oublie jamais rien, d’ailleurs.
Ils formaient cercle mais ne riaient pas. D’autres avaient ri de ses cuites, de ses excès de langage après quelques verres mais pas ceux-là.
— On peut avoir un petit quelque chose, hein ?
— Vous savez… commença Monique Larovitz…
— Samedi, c’est chez moi. L’apéro-lunch, vous voyez ce que je veux dire. On bouffera bien et on rigolera… Vous serez tous là. Les Caducci que je ne connais pas…
— Lui ne viendra pas, dit Mme Roques, celle aux yeux trop inquisiteurs.
— Malade ?
— Dépression. Il vit toujours sous neuroleptiques et ne peut donc pas boire.
— Vous savez, j’suis pas raciste. Y aura de la limonade et du picht… du pschitt… Même de l’eau de l’évier faut ce qui faut.
— Madame Soult, dit Arbas en s’approchant, quand avez-vous rencontré M. Cambrier pour lui louer l’appartement des Sanchez ? Il se tenait un peu penché pour la regarder dans les yeux :
— Attendez, dit-elle… Caducci faudra quand même qu’il vienne, sa femme aussi, même s’ils sont psychiquement fragiles comme dirait…
Mais elle ne prononça pas le nom de Bossi, comme si Manuel, surgi soudain, venait de lui plaquer sa main sur la bouche.
— Qui dit cela, madame Soult ? demanda Trois-Pièces fil-à-fil tandis que Navet offrait encore à boire. J’ai cru entendre un nom, ou plutôt il me semble que quelqu’un a déjà émis le même diagnostic au sujet de certaines personnes.
— Vous ne connaissez pas, vous pouvez pas connaître…
— Et pour le vieux M. Cambrier ça s’est passé de quelle façon ?
— Par une copine qui travaille à la résidence-club…
Le vieux aime le fric et n’a pas craché sur un loyer… Mais, dites-moi, qu’est-ce qu’ils voulaient foutre de ces stocks de sucre, de conserves, les Sanchez ?
« Curieux, pensait-elle en même temps, qu’ils n’aient pas songé à vider les placards mais il y avait l’inventaire fait par les flics. »
— Vous ne connaissez pas M. Cambrier, alors ?
— Pas du tout.
Elle savait qu’il lui fallait s’en aller au plus vite. Elle avait déjà atteint un tel niveau d’ivresse mais elle se trouvait toujours dans son lit à ce moment-là ou seule, pas en face d’une bande de gens qui ne tournaient pas rond. Psychiquement fragiles et Bossi était encore bien bon avec son euphémisme.
— Il faut que je rentre maintenant.
— Madame Soult, le vieux M. Cambrier ne vous connaît pas, lui. Il dit simplement qu’il a voulu rendre service et qu’il loue provisoirement, que peut-être il revendra en viager.
— Vous voyez, fit-elle en éprouvant une forte nausée.
Elle allait être malade et vomir là dans ce living qui ressemblait plus à un magasin d’exposition qu’à un endroit pour vivre. Elle allait éclabousser le tapis, la table vernie, les chaises imitation cuir, la banquette en fausse fourrure et tous ces gens. Un long vomissement comme une écharpe chaude et puante qui les couvrirait de souillures.
— Excusez-moi, excusez-moi… Je vous en prie, je vous en prie…
Elle pensait aux pâtes, au vin, à tout ce qu’elle avait jeté dans sa bouche depuis le matin comme une détraquée, comme pour combler elle ne savait quoi désormais.
— Oui, bonsoir mais je ne peux rester, bonsoir… Gentils, vous êtes gentils… Je vous en prie. Elle se trompait, se dirigeait vers le fond du couloir et se croyait chez elle à cause du placard. Elle ouvrit pour appeler Manuel. Il y avait l’escalier à vis mais on la faisait pivoter et de nouveau elle refit un chemin très long, un couloir, un vestibule, un palier puis sa porte, et là elle dut encore lutter pour les repousser, leur interdire de la suivre et elle n’eut pas le temps d’arriver à l’évier.
CHAPITRE XI
L’eau de Javel ; ça puait l’eau de Javel et elle ne pouvait tolérer cette odeur qui lui rappelait la pension où elle avait passé son enfance et son adolescence. Elle s’assit dans son lit. Non, la banquette avec juste deux couvertures. Elle avait les seins nus. Pas que les seins, d’ailleurs.
Elle était nue et sentait l’eau de Cologne. C’était absolument dément. Elle se leva, une couverture enroulée autour d’elle. Ses vêtements, qu’avait-elle fait de ses vêtements ? Puis elle sut. Ce salaud avait dû abuser d’elle dans son ivresse, la foutre à poil et la prendre à sa guise durant toute la nuit et maintenant il devait bien ronfler dans un coin.
Dans la cuisine, il n’y avait pas de flacon d’eau de Javel ouvert mais ses vêtements qui égouttaient sur un fil tendu au-dessus de l’évier. Et on avait nettoyé le couloir avec de l’eau de Javel. Cet enfant de putain devait dormir là-haut. Il avait dû profiter de son sommeil pour lui piquer le pigeonnier et l’installer, elle, sur la banquette.
C’était bien ça. Il roupillait dans une couverture molletonnée et à même la moquette mais dans un coin.
Il n’ouvrit pas les yeux quand elle alluma mais se dressa quand elle le secoua et la cogna au menton avec son crâne.
— Ah ! C’est vous ! Vous avez décuité ?
— Mes vêtements, espèce de satyre…
— Ils sèchent dans la cuisine. Vous aviez dégueulé partout… J’ai commencé par vous foutre à poil, vous laver, vous coucher. Puis j’ai lavé les fringues dans la baignoire et enfin tout le corridor, y compris les murs.
Une chance que le papier soit lessivable.
Jamais il n’avait eu le visage aussi allongé, la bouche lourde de sommeil. Il dormait à poil dans sa couverture piquée et il dégageait une chaleur saine qui lui fit envie.
Elle aurait aimé s’allonger avec lui dans cette chaleur agréable mais il n’en avait certainement pas envie. Il l’avait vue au milieu de ses vomissures, écroulée, souillée, ivre morte. Il l’avait nettoyée, elle, puis l’appartement et elle venait le sortir de son sommeil.
— Quatre heures, rugit-il, il est quatre heures, vous vous rendez compte ? Vous ne pouvez pas roupiller au lieu de faire chier le monde ?
— J’étais perdue… Il y avait l’eau de Javel, puis cette odeur d’eau de Cologne.
— Désolé, mais c’est tout ce que j’ai trouvé.
— Vous m’avez foutue à poil ?
— Et alors ? Vous voulez savoir si j’ai bandé ?
Elle se leva et se dirigea vers la première marche de la vis à tout petits pas car la couverture aurait, sinon, dû être libérée et elle aurait montré ses cuisses.
— Si vous croyez que vous en donniez envie. Vous me prenez pour qui ? Vous étiez comme une clocharde dans ses ordures. Je n’ai jamais eu de goût pour les clochardes, vous savez.
— Ça va, dit-elle, ça va, je m’excuse. Je vais me faire du café, vous en voulez ?
— À quatre heures du matin ?
— D’accord, dormez… Je suis désolée.
— Si vous picolez si tôt, ce soir, ce sera encore plus insupportable et je finirai par vous laisser dans l’état où vous étiez.
— J’ai dit du café, pas du cognac… J’ai quand même pas une tête à boire du cognac maintenant, si ?
— Bonsoir.
Elle éteignit et descendit, se rappela soudain que les voisins avaient aussi un escalier à vis. Elle avait failli se tromper, appeler Manuel, à moins qu’elle ne l’ait fait et que ces gens réunis chez les Larovitz ne l’aient entendue.
Elle se retourna, prête à remonter pour le lui dire, mais elle imagina son accueil.