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Elle se fit du café et le but par petites gorgées. C’était bon et ça lui faisait du bien. Elle était complètement dégrisée et avait soudain envie de vivre différemment, de sortir, d’aller acheter de nouvelles fringues. Les siennes, qui égouttaient, l’attendrissaient parce qu’elle imaginait Manuel en train de les laver dans la baignoire.

Chose curieuse, elle n’en avait pas honte, comme s’ils étaient de vieux amis, de vieux amants.

Elle s’appuya à l’évier pour la seconde tasse et rêva du corps du garçon dans la chaleur de la couverture piquée.

C’était quoi qui la rendait molle, la chaleur, le corps, les deux, le besoin d’emmêler ses jambes et ses bras à d’autres jambes et bras, de fondre de béatitude ?

— Il reste du café ?

Il portait cet affreux peignoir de bain layette de Sanchez et souriait bizarrement.

— J’avais prévu large, dit-elle.

CHAPITRE XII

Le chat les réveilla en marchant sur leur visage. Manuel sursauta et se dressa :

— Mais d’où il sort, celui-là ?

Alice n’ouvrit même pas les yeux, sourit :

— Il vient quand ça lui plaît, mais je ne sais pas comment… Il doit exister un passage quelque part.

— Possible…, murmura-t-elle enfoncée dans un bonheur béat.

Le corps maigre, mais chaud de Manuel se sépara du sien et elle se sentit perdue.

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Il doit arriver par là.

Elle se dressa sur un coude et le vit allongé à plat ventre, la tête sous l’espèce de banquette garnie aussi de moquette, la même que le sol, et de coussins.

— Il me faudrait une lampe électrique.

— J’en ai vu une à la cuisine.

Elle perdit trois secondes à s’attendrir devant les deux tasses de café, la verseuse en verre à moitié pleine. Tout avait commencé là. À moitié riant, à moitié inquiète, elle avait dénoué la cordelière du peignoir bleu layette.

Elle s’allongea sur le dos du garçon toujours à plat ventre, épousa ses reins, ses fesses.

— Regarde, c’est dans le coin. Il y a un trou carré. Tu sens le courant d’air ? Ça communique avec une autre pièce.

Elle mordait sa nuque aux cheveux fins, massait ses épaules osseuses. Elle se souleva sur ses bras et il fit un demi-tour sur lui-même et elle put le prendre en elle.

— Je n’ai pas cherché, dit-il, plus tard.

— Je sais, c’est moi qui ai voulu. Ne t’inquiète pas.

Ils déjeunaient face à face dans la cuisine qui donnait sur la cour par une sorte de vasistas très haut. Le ciel était bleu.

— Tu as donc vu tous tes voisins sauf les Caducci et le mari de Monique Larovitz ?

Il prenait des notes sur son calepin tout fripé.

— Ils ne t’avaient invitée que pour t’interroger.

— Pierre Arbas surtout.

— Il a dû aller rendre visite au vieux Cambrier dans sa résidence du troisième âge. Le vieux n’a jamais entendu parler de toi. Ils se méfient donc, c’est normal.

Elle tartinait de beurre des biscottes qu’elle parvenait à avaler avec plaisir. Ils avaient fait l’amour plusieurs fois, avaient dormi très tard puisqu’il était près de onze heures.

— Tu sais que j’ai trente-deux ans ? Dit-elle soudain.

Il continua d’écrire comme s’il n’avait rien entendu.

— Tu as remarqué qu’il y avait aussi un escalier à vis dans l’appartement sur le même palier.

— Tu as entendu ? J’ai trente-deux ans, dix ans de plus que toi. Ça te flatte peut-être mais moi ça me dérange. Je n’ai pas l’habitude de violer les gamins.

— Tu y es venue de toi-même ! Dit-il très sèchement et elle détesta cette expression. Venir à quoi, à son sexe ?

— Tu en avais envie.

— Toi encore plus. Je ne voulais pas rendre la situation délicate. Je ne suis pas ici pour coucher avec toi et je veux que les choses soient nettes.

— Bien, bien, fit-elle conciliante. Mais je n’avais aucune idée préconçue et tu t’es presque imposé pour venir loger ici. Ne compte pas d’ailleurs que je te fasse une fleur pour les cinq cents francs promis.

Il cessa d’écrire, fouilla dans la poche de son Jean et en tira une liasse. Il en détacha cinq billets et elle vit qu’il ne lui en restait que deux ou trois. Mais elle les plaça à côté d’elle, bien décidée à les garder.

— Comme ça je me sens plus libre, dit-il. Ne crois pas que chaque soir je ferai ta toilette et qu’au petit matin je te baiserai.

Elle croqua dans sa biscotte avec sérénité. Il lui fallait considérer Manuel comme elle considérait une bouteille de cognac. Avidement tant qu’elle restait sur le rayon, avec indifférence mêlée de mépris une fois vidée. Si elle s’avisait de tomber amoureuse d’une bouteille vide, c’était véritablement la catastrophe pour elle.

— C’est tout ce que tu as appris ? Je suis certain qu’il y a eu d’autres trucs passionnants mais tu étais trop bourrée pour tout enregistrer.

— Attends, fit-elle sans se fâcher, il y a eu l’histoire des clés. J’ai pensé à les réclamer. Ils m’ont dit que c’était une habitude, que chacun avait les clés des voisins en cas de gros pépins.

— Ils ont dit ça ? Qui ?

— Arbas, sûrement lui. Alors je lui ai dit de me filer celles des autres mais il y a eu de la gêne. Puis Trois-Pièces m’a répondu.

— Trois-Pièces ?

— Il porte toujours un complet trois-pièces et j’ai horreur de ça.

— Poivre d’Arvor aussi. Cette nuit, tu m’as dit que tu étais amoureuse de lui… Tu ne te souviens pas ?

— Qu’est-ce que j’ai encore dit comme conneries ?

Grogna Alice, vexée… N’empêche que je les ai embarrassés et je vais insister pour avoir ces clés.

— Oui, c’est une bonne idée… Mais, comme il y a toujours une personne qui reste en permanence dans chaque appartement, ça nous avancera à quoi ?

— Ils avaient ces clés pour pénétrer ici. Moi, je crois que les flics ne l’ont pas su. Ils ont agi de quelle façon ?

— Le jour du drame ? C’est l’odeur du gaz qui les a alertés, je pense. Ou alors de ne pas avoir vu les Sanchez le lendemain.

— Tu as écrit l’article, oui ou non ?

— Je n’ai pas parlé de ça. Ils ont appelé la police et j’ai été chargé d’aller voir. Tu crois qu’ils seraient rentrés, les auraient vus morts et auraient ensuite parlé d’une odeur de gaz ?

— Il y a des bourrelets le long de la porte d’entrée.

Comment auraient-ils pu sentir le gaz ? Et autre chose.

Le premier jour, Monique Larovitz m’a tenu un langage surprenant. J’ai cru qu’elle était siphonnée. Et quand j’y réfléchis… Tu sais ce qu’elle m’a dit : « Ils n’auraient jamais dû vouloir partir. » Moi, j’ai cru sur le coup à une périphrase, comme certains disent au sujet de quelqu’un de mort qu’il s’est éteint… Mais elle a dit également qu’ils préparaient quelque chose.

Manuel commençait à écrire puis il plaqua son crayon entre deux pages avec irritation :

— Qu’insinues-tu, qu’ils ont liquidé les Sanchez, que ces derniers préparaient une évasion du Bunker ?

— Je n’insinue rien. Si tu m’emmerdes, je fous le camp toute la journée. Je peux même aller dormir ailleurs, dans un hôtel, et te laisser mijoter ici. Tu te prends pour qui, merde ? Tu n’as aucun droit sur moi parce que j’ai porté la main à ta queue cette nuit. Je n’insinue rien. Je rapporte ce que j’ai entendu. C’est certainement une périphrase mais si tu la rapproches de l’histoire des clés, c’est troublant. Je vais prendre une douche.