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— Vous n’êtes pas si malheureux, monsieur Arbas.

Vous avez une jolie femme, vous êtes jeune et…

Il secouait la tête d’un air lugubre.

— Je suis seul en fait, très seul.

Elle restait sur l’image de Magali Arbas. Cette pétasse n’avait pas une tête de femme prête à aider sa voisine et à livrer les mômes des autres à l’école. Donc, elle aussi forçait sa nature.

— Désolée, monsieur Arbas, et merci pour les clés.

Elle referma la porte et revint songeuse vers la cuisine.

— Pauvre conne, dit Manuel déboulant silencieux de la vis, tu avais une occasion superbe de pénétrer chez lui.

Tu rates toutes les occases.

CHAPITRE XV

C’était la classe au-dessus, du Louis-Philippe neuf avec une esquisse de fantaisie dans le choix des couleurs, des objets, des tableautins. Du rétro avec la salle à manger bistrot du coin mais malgré tout pas de folie excessive ni de délire. Tout à fait dans la note de Pierre et Magali Arbas.

— Je suis ravi que vous ayez finalement réfléchi… Je me traitais déjà de maladroit.

Elle arrivait furieuse d’obéir à Manuel comme une gamine et celui-là y allait de ses ronds de jambes, de ses prévenances, l’installait dans un bon fauteuil en tapisserie, s’enquérait de ses désirs. Chez lui il craquait, devenait aérien, léger malgré les trois-pièces. En un clin d’œil il réunit les ingrédients du thé, les fameux gâteaux qu’elle lorgna avec soupçon comme si elle les avait déjà rencontrés au coin d’un rayon de supermarché.

— Vous me faites un plaisir fou… Je sors de plus en plus rarement. Vous savez, dans une ville, un quartier livré au travail, l’oisif devient vite suspect, intrus. J’attends six heures pour me sentir comme les autres et pouvoir boire un pot dans un bar. Je m’enterre et j’ignore si je garde encore le contact, mon charisme comme on dit aujourd’hui. J’étais bon vendeur parce que je plaisais aux dames. Non, je ne me vante pas. J’étais le roi de la petite voiture pour femmes.

Il en faisait trop, l’enterrait sous sa fausse personnalité.

— Qu’est-ce qui vous oblige à rester enfermé jusqu’à ce que votre femme rentre ?

Il soupira, incompris mais patient :

— La crainte de rencontrer à une heure insolite des tas de gens qui ne comprendraient pas.

— Vous pourriez aller à la campagne, faire du vélo, hanter les bibliothèques ou les cinémas. J’ai l’impression que vous vous sentez obligé de rester ici, que vous avez une responsabilité, une mission.

Jouer avec le feu avec un seul cognac dans le ventre ce n’était pas son genre, et déjà elle ruisselait de peur dans le dos mais Arbas le prenait bien, soulevait la théière pour vérifier la couleur du thé.

— Lait, citron ?

— Un peu de lait.

— Je n’ai pas de mission mais j’aide mes voisins.

Monique du premier qui est facilement débordée avec ses deux gosses. Ma femme les conduit à l’école le matin et Mme Roques va les chercher le soir, ou Mme Caducci.

— Elle ne peut les accompagner elle-même ?

— Elle est très occupée. Le lavage, la confection de vêtements. Elle fait tout elle-même.

De temps en temps ils devaient faire l’amour rapide quelques minutes sur le canapé de la salle à manger ou le tapis, pas le lit conjugal, pas de sacrilège. Le regard de Monique le Navet se mouillait d’étrange façon au nom d’Arbas.

— Il y a les Caducci…

Il soupira, passa l’assiette de gâteaux. Elle en croqua un, dut reconnaître qu’ils avaient le label made at home.

— Il est très malade ?

— Dépressif au dernier degré… En fait il serait mieux dans une maison de santé mais voilà… Si nous pouvons le garder parmi nous, n’est-ce pas préférable ?

Pas une secte mais une maison où on acceptait de vivre avec les fous en liberté. Comme dans ce village belge où chaque famille recevait un aliéné. Ça devait être une sorte d’expérience menée par le service départemental de la santé et en pleine ville justement. Et Arbas n’était qu’une sorte de chef infirmier qui ne pouvait abandonner ses malades. Les Sanchez avaient dû en faire partie, Caducci, peut-être la mère Roques avec ses yeux qui faisaient peur. « C’est moi la dingue d’avoir des idées pareilles. Ça n’existe pas et dans le cas contraire aucune raison d’en faire un secret d’État, de transformer la maison en Bunker et d’entasser des provisions. Et les armes, hein, les fusils, grande bringue ? »

— Vous avez des armes ? S’entendit-elle demander.

Pierre Arbas leva un sourcil arrondi au-dessus de son œil gauche, ce qui lui donna un air de vautour chauve.

— Des armes ? J’ai un fusil de chasse et une carabine quelque part, effectivement. Vous savez, nous vivons dans un sale quartier et sans faire de manie de la persécution nous pouvons toujours appréhender le pire. Il y a toujours des voyous pour pénétrer dans la cour intérieure, pour voler du fuel, ou une roue de vélo.

— Vous leur tirez dessus ?

— Non, mais c’est dissuasif de viser le mur aveugle d’en face. Il y a aussi les rats dans cette cour et avec la carabine on fait des hécatombes.

— Des rats ?

Le thé coulait havane et elle reçut sa tasse, son lait et sentit son petit doigt se dresser malicieusement pour compléter le tableau.

— Il y en a de toutes sortes dans le quartier. À quatre pattes et à deux pattes, vous comprenez ?

Elle préférait changer de sujet et en revenir à Caducci.

— Comment vit-il ?

— Il dort beaucoup puis colle des journaux.

— Il colle des journaux ?

— Si vous en avez des piles, n’oubliez pas. Vous lui ferez plaisir. Il les colle jusqu’à obtenir une sorte de cube. De la dimension du journal comme base et haut comme la plus grande largeur. Il en a déjà plusieurs centaines et il a rempli deux pièces de son appartement avec juste un passage, une sorte de labyrinthe.

— C’est fou !

— Ne dites jamais ça, Alice… Vous permettez, n’est-ce pas ? Ce mot est prohibé ici à cause de Caducci. C’est étrange mais pas plus que le palais du facteur Cheval ou les œuvres de ces artistes naïfs du dimanche. Lui colle toute la journée. Avec de la farine qu’il délaye sur le feu.

Selon son humeur il modifie le labyrinthe et s’y égare quelquefois. Parce qu’il ne le construit pas sur un seul plan mais dans l’espace également. C’est très curieux, très freudien… Il lui arrive de passer vingt-quatre heures dans la pièce centrale qu’il a construite peu avant.

— Mais sa femme ?

— Elle attend. Il y a toujours possibilité de retirer chaque bloc de papier journal pour le retrouver et elle ne s’affole pas.

— Vous croyez que je pourrais…

— Bien sûr, Léonie sera heureuse de vous recevoir à l’occasion.

— Je comprends que leur fils soit pensionnaire à Nice.

— Vous savez cela. Vous n’ignorez presque plus rien de notre petite communauté.

Le mot clé ? Il avait fait allusion à un groupe uni par de mystérieux liens. Si c’était l’intérêt par exemple ? Les achats groupés ? Ce qui expliquerait les réserves de sucre et d’huile. Par cent kilos on gagnait quoi, quel pourcentage ?