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— Léonie est très bien… Elle fait face.

— Mais la raison de cette dépression qui va presque jusqu’à la névrose ?… S’il construit un labyrinthe en blocs de journaux c’est qu’il a besoin de se cacher, de se réfugier, d’être seul.

— Évidemment mais j’ignore la raison. Un gâteau ? Je vous donnerai la recette. Vous cuisinez ?

— Très peu, j’allume mon gaz avec un ouvre-boîtes.

— Très amusant.

— Une expression de mon père. Vous êtes un raffiné, n’est-ce pas ?

Il sourit avec une certaine vanité et frotta sa cravate d’une main élégante.

— Vous avez du flair.

— Raffiné pour tout ?

— Vous en doutez ?

— Pas du tout mais vous sentez-vous vraiment à l’aise dans votre rôle ?

Au début il parvint à garder un visage uni puis un tic tira son œil et sa bouche vers la joue.

— Je ne suis pas à l’aise dans mon rôle de chômeur…

Qui le serait ?

— Oui, mais si ce n’est qu’un rôle ?

C’était bien du thé, pas du cognac qu’elle venait d’avaler. En était-elle à ce stade d’imprégnation où, disait-on, un verre d’eau suffisait à provoquer l’ivresse ?

— Je ne vous comprends pas.

— Ça ne fait rien, murmura-t-elle en essayant de faire une marche arrière honorable.

Combien de temps pourrait-elle tenir sans un verre ? Il devait bien être cinq heures, peut-être plus et que se passerait-il à la nuit, alors que depuis des mois elle n’osait aborder cette lisière de la terreur l’estomac vide. La présence de Manuel le Sarcastique serait-elle suffisante pour aller au combat sans blindage alcoolique ?

— Attendez, je suis très pointilleux… Vous pensez que dans le fond je ne suis pas dans l’état d’esprit d’un chômeur mais que je m’évertue à l’être ?

— Non, je ne suis pas aussi désagréable, murmurât-elle en déposant sa tasse. Si nous parlions d’autre chose ? Vous avez combien de pièces en fait ?

— Dans l’appartement ? Cinq…

— Cinq pièces ? C’est assez extraordinaire.

— Nous faisons chambre à part avec ma femme. Nous trouvons que c’est d’un charme désuet et que la réunion pour l’amour n’en est que plus exaltante.

— Et c’est pourquoi vous avez besoin d’un cinq pièces.

Il y a une chambre neutre pour ces retrouvailles ?

Il lui lança un regard appuyé, plein d’une mélancolie aigrelette comme s’il regrettait qu’elle ait vu le jour trente-deux ans auparavant.

— Vous ne manquez pas d’esprit mais je possède aussi un bureau. Je suis en quelque sorte le syndic de cette maison.

— Ah ! Je savais bien que vous aviez de lourdes charges qui pesaient sur vos épaules. Vous êtes un petit cachottier.

— Vous l’auriez finalement su. Et les charges pèseront aussi sur les vôtres d’épaules. Vous serez obligée de payer pour les parties communes et quelques menues dépenses d’entretien.

— Vous dirigez donc la maison et vous assumez en quelque sorte le gardiennage ?

— Parce que mon chômage m’en donne le loisir sinon il n’en serait pas question. Un peu de thé ?

— Non, merci. Je vais partir.

— Attendez.

Il se leva avec un tel sourire qu’elle frémit et se douta de l’horrible suite. Elle s’y attendait en fait mais avait espéré fuir avant. Il était temps encore mais elle restait paralysée sur son fauteuil, le regardant ouvrir un placard encastré dans le mur et y prélever une bouteille pansue.

— Une vieille, très vieille fine Napoléon. Aimez-vous le cognac, ma chère Alice ? Personnellement j’adore.

Nous allons nous en octroyer une bonne ration, vous allez voir. Il me semble qu’après la fadeur de ce thé, un peu de ce nectar nous rendra euphoriques.

Se lever et filer même avec la plus moche des impolitesses mais il y avait déjà deux verres ballons énormes en pur cristal et la fine qui coulait comme un soleil longtemps emprisonné. Il prit un verre dans chaque main et fit lentement tournoyer cette toison d’or liquide en la regardant. Le parfum l’atteignait déjà, et toute la pièce embaumait autour d’elle. Déjà elle était grise, déjà elle oubliait le piège qu’il lui tendait. Comment savait-il déjà ? S’il avait découvert cela que n’avait-il encore découvert ? Tout ou presque ?

— Nous buvons à quoi ? À notre bonne entente ? À notre avenir dans cette maison ? Vous verrez que vous y trouverez un certain bonheur, une certaine sérénité.

— Comme Caducci par exemple ? Ou le Navet ?

— Le Navet ?

— Rien, une stupidité sans rapport.

Elle tenait le verre énorme qui, en dessous de son visage, était comme un creuset où ce métal en fusion lui emplissait les yeux de larmes. La tendresse humide des alcooliques pour le vieux complice, l’amant des jours qui n’en finiraient pas sinon.

— Buvons… Comme deux bons amis, n’est-ce pas, que nous allons devenir amis.

Une minute auparavant elle lui aurait éclaté de rire au visage, se serait offusquée peut-être de ce langage pour bébé obtus, pour débile profond. Mais Arbas savait qu’il pouvait tout se permettre à partir du moment où il offrait cette tentation-là.

Elle but une gorgée et ce fut divin comme un amant angélique. Arbas s’assit sur le rebord du fauteuil et caressa très légèrement ses cheveux.

— Vous avez une chevelure vivante, sans laque. Je déteste la laque, dit-il entre ses dents.

Elle avait le nez, la bouche dans l’ouverture du verre et oubliait le reste.

— Vous êtes si belle, si fragile aussi. Vous aussi psychiquement fragile, n’est-ce pas ?

CHAPITRE XVI

Elle n’avait pas vu tout de suite que la vieille bouteille empoussiérée se trouvait à portée de Pierre Arbas et qu’il pouvait remplir son verre sans se déplacer. Elle avait juste cru possible, à la faveur d’un de ces déplacements, de filer vers la porte. Savait que c’était une velléité d’ivrognesse.

Elle lui laissait remplir son verre et coulait dans ce fauteuil, coulait vraiment sans ne plus penser à rien, ne savait même plus où elle était, qui était cet homme qui venait de lui prendre la main pour la poser sur son ventre.

— Était-ce ainsi avec ceux que vous draguiez au centre commercial ?

Il pouvait être un de ces hommes mais elle ne se souvenait que de deux.

— Ainsi, ma chère ? Je suis certain que vous êtes très habile, aussi raffinée que moi dans le genre. Et lorsqu’un alcool pareil, vieux de trente ans, qui m’a coûté les yeux de la tête vous brûle les veines vous devez vraiment devenir extraordinaire.

C’était plutôt rassurant lorsque comme elle on se sentait pris au piège. Elle avait imaginé pire de sa part, qu’il profiterait de sa faiblesse pour qu’elle déballe tout, Bossi, Manuel Mothe, son enquête sur le Bunker et les arrière-pensées de son installation. Pour l’instant il guidait sa main dans un lent mouvement de massage et elle le laissait faire en fixant le fond de son alcool qui s’éloignait après chaque gorgée.

— Vous seule maintenant comme une gentille pute que vous êtes, n’est-ce pas ?

Il libéra sa main mais la sienne resta inerte le long du renflement qui vibrait imperceptiblement.

— Voyons, vous n’allez pas arrêter ainsi… Je suis sûr que vous aurez une initiative très agréable. Vous n’êtes qu’une gentille pute, Alice Soult, envoyée pour je ne sais quelle raison dans cette maison. Mais nous y viendrons plus tard. À moins que vous ne préfériez parler avant.