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* * *

Tous les matins, levé à six heures, j’allais rejoindre Hélène au portique et nous rivalisions de prouesses tous les deux.

Lorsque nous étions bien fatigués, nous allions prendre une bonne douche et nous retrouvions Ève à la table du patio où Amélie servait le petit déjeuner. C’était, je crois, le plus gai des repas. Tout en grignotant des toasts, nous établissions le programme de la journée. Hélène s’occupait de la partie commerciale ; Ève de la partie artistique. Assise devant une pile de catalogues, elle choisissait les disques et les notait avec leurs références sur un grand registre. Quant à moi, j’allais surveiller les travaux, une partie de la matinée. L’après-midi, je recevais les entrepreneurs à la maison…

Ce matin-là, lorsque nous sommes revenus de la douche, nous avons été surpris de ne pas trouver Ève à sa place coutumière.

Amélie, interrogée, nous répondit qu’elle ne l’avait pas encore aperçue.

— Servez le café, Hélène, je vais aux nouvelles…

Je suis monté jusqu’à la chambre de l’infirme. J’ai frappé et, ne recevant pas de réponse, je suis entré.

Elle dormait profondément, bien que d’ordinaire elle fût levée depuis longtemps à ces heures. Un peu inquiet, je me suis approché du lit pour m’assurer qu’elle n’était pas malade.

Elle respirait très calmement. J’appuyai ma main sur son front : elle n’avait pas de fièvre… Sans doute avait-elle dû lutter plus longtemps que de coutume contre l’insomnie avant d’être terrassée par le sommeil au petit matin.

J’allais me retirer sur la pointe des pieds, lorsque je m’aperçus qu’une de ses pauvres jambes pendait hors du lit. Craignant qu’elle ne puisse la remonter sur sa couche au réveil, je m’en saisis délicatement pour la replacer entre les draps. Je fis alors une surprenante constatation qui me laissa perplexe. Ève avait des éclaboussures de boue sur la cheville.

C’était tellement inattendu, tellement incroyable, que je suis resté un moment immobile, comme pétrifié. Puis j’ai gratté l’une des particules de boue avec l’ongle et je l’ai recueillie dans ma main. Je l’ai écrasée dans ma paume… Elle s’est effritée. C’était bien de la boue !

Ce n’était, me direz-vous, qu’un détail idiot, et pourtant il me bouleversait. Comment cette terre était-elle venue se loger sur cette jambe inerte depuis des années ? Sur cette malheureuse jambe qui ne marchait plus ! Qui fallait jamais sur les chemins ?…

J’ai instinctivement cherché les chaussures d’Ève. Elle mettait toujours de gros chaussons fourrés… Ils se trouvaient près du lit. Je les ai examinés et j’ai pu constater que leur semelle souple était propre…

Ne sachant que penser, je suis descendu rejoindre Hélène.

Elle beurrait des tartines en fredonnant une vieille chanson d’école. Ses cheveux retenus par un ruban de velours noir scintillaient à la lumière. Elle était radieuse et sa beauté s’affermissait.

— Alors ? m’a-t-elle demandé.

Je me suis assis.

— Elle dort très profondément, je n’ai pas eu le courage de la réveiller…

— Vous avez bien fait…

Nous avons pris notre petit déjeuner sans parler. Puis, comme Hélène s’apprêtait à quitter la table, je l’ai saisie par le bras. Elle a eu un regard effrayé en direction de l’ascenseur. Elle avait une frousse bleue que sa cadette surprît une marque d’intimité entre nous.

— Dites, Hélène, à la suite de quoi Ève est-elle paralysée ?

— Polio… À treize ans…

— Je suppose qu’on a tout tenté pour…

— Tout ! Elle est restée trois mois à Garches… Papa, qui vivait encore à cette époque, l’a emmenée à Stockholm, chez un spécialiste de la question… Résultat, vous le savez…

Ce qu’elle me disait a chassé les pensées biscornues qui me hantaient.

— Pauvre gosse…

J’ai suivi Hélène jusqu’au seuil de sa chambre située au fond du couloir, après la salle de bains commune aux deux sœurs. Elle était surprise en constatant que je ne m’en allais pas.

— Vous voulez me parler, Victor ?

Je suis entré et j’ai repoussé la porte du genou. J’avais terriblement envie d’elle. Je ne pouvais plus supporter le platonique de nos relations. Elle m’avait fait vivre des instants que je n’étais pas près d’oublier.

— Hélène, quand nous marions-nous ? Avec cette histoire de magasin, nous parlons de peinture, de disques, de décoration, mais plus du tout de ça…

Elle s’est assise au bord de son lit.

— Rien ne presse, Victor… On ne peut construire deux choses à la fois…

— Vous avez sans doute raison… Mais…

— Mais quoi ?

— Si nous ne parlons pas du mariage, nous pourrions du moins parler de notre amour…

Je me suis assis près d’elle. Elle a reculé légèrement, comme si elle redoutait que je me livre à quelques effusions trop ardentes. Ce mouvement de retrait m’a choqué. Je l’ai regardée avec incrédulité.

— Tu ne m’aimes pas ! me suis-je écrié.

Au lieu de protester, elle a mis un doigt sur ses lèvres.

— Ne criez pas si fort, Victor !

Et c’était vrai, j’avais crié.

Une tristesse sournoise s’est infiltrée en moi. Cela ressemblait plutôt à un mal inconnu auquel on ne prend pas garde tout de suite, mais qui s’installe en vous et vous détruit l’âme avant le corps.

— Tu ne m’aimes pas ! Tu as eu un mouvement de faiblesse que tu regrettes, voilà tout !

Elle a souri.

— Ne dis pas ça, mon chéri… J’ai hâte au contraire d’être à toi pour de bon !

— Vrai ?

C’est elle qui a approché ses lèvres. Elle avait la bouche entrouverte et son baiser a été d’une violence dont je ne la croyais pas capable.

* * *

C’était moi qui pilotais la grosse américaine maintenant.

La conduite de ce mastodonte ne m’enchantait guère, moi qui avait toujours piloté une petite voiture de série.

Impeccable dans mon complet bleu dont Amélie entretenait le pli, je descendais la petite allée conduisant au garage. Mon… tête à tête avec Hélène m’avait mis du soleil au cœur et je sifflotais en admirant la mer immobile sous un ciel décoloré. Soudain j’ai senti un corps étranger sous ma semelle. Je me suis baissé pour ramasser l’objet. Il s’agissait d’un petit ruban de soie rose. Il ne mesurait pas dix centimètres et il formait une boucle. Je le reconnaissais : il appartenait à Ève. La jeune fille s’en servait le soir pour attacher ses cheveux. Elle les divisait en deux énormes tresses maintenues chacune par un morceau de ruban, dont celui-ci.

Il était d’autant plus surprenant de trouver cette bande de soie à un tel endroit, que l’infirme ne venait jamais jusque-là, l’allée conduisant au garage étant beaucoup trop étroite pour son fauteuil roulant.

J’ai tourné le nœud de soie rose entre mes doigts un bon moment avant de le glisser dans ma poche. J’étais très troublé. Les éclaboussures de boue aux chevilles, et maintenant cette trouvaille insolite ! Il y avait de quoi réfléchir…

« Tu te poses, trop de questions, mon petit Vic, me suis-je dit. Et tu as une imagination qui finira par te jouer de vilains tours si tu n’y prends pas garde… »