Refoulant donc mes pensées idiotes, j’ai sorti la voiture du garage.
Puis j’ai refermé la porte derrière moi. J’allais prendre place au volant quand, de nouveau, la surprise m’a immobilisé : les pneus du véhicule et le bas de la caisse de la carrosserie étaient crépis de boue.
Or j’avais fait laver la voiture par le jardinier la veille et personne ne s’en était servi depuis !
CHAPITRE VIII
Au cours de mes occupations de la matinée j’ai fini par oublier tout ça. Seulement, lorsque je suis rentré déjeuner, et que j’ai vu Ève dans le patio, devant ses catalogues, mes fameuses découvertes m’ont troublé de nouveau.
La jeune fille se trouvait seule. Elle emplissait son registre de sa souple écriture et elle a levé les yeux à mon entrée.
Je lui ai donné une tape sur la joue.
— Bonjour, moustique doré…
— Jour, Vic !
— Hélène n’est pas là ?
— Elle s’est mis dans l’idée de confectionner une tarte à la viande et elle doit transpirer à la cuisine. Sans doute veut-elle vous prouver qu’elle est une parfaite femme d’intérieur…
J’ai sourcillé. Quelque chose, dans sa voix, m’inquiétait. Je retrouvais son ton amer du début. Est-ce que par hasard elle allait recommencer à jouer les innocentes persécutées ?
J’ai feint de ne m’apercevoir de rien.
— Dites, vous vous êtes payé une grasse matinée carabinée ! Je suis allé voir pourquoi vous n’étiez pas descendue déjeuner et je vous ai trouvée, dormant comme un ange…
Elle a secoué la tête.
— J’ai demandé à Hélène de me donner un peu de ma drogue pour dormir, hier soir, et elle a dû avoir la main un peu lourde… Aujourd’hui j’ai un tas de plumes dans la tête…
C’est assez déprimant.
J’ai accroché ma veste au dossier d’un fauteuil.
Puis je me suis assis sur le rebord du bassin ou j’avais piqué une tête le premier jour.
— Pourquoi me regardez-vous ainsi ? a-t-elle demandé.
Ses sourcils froncés se joignaient au-dessus de son nez. Elle paraissait fatiguée et mécontente.
— J’aimerais vous poser une question, Éva…
— J’aime pas ça…
— Qu’on vous pose des questions ?
— Non, qu’on m’annonce qu’on va les poser ; ça leur donne un côté solennel et je ne sais plus quelle attitude adopter pour y répondre.
— C’est bien simple : soyez franche. Je voulais vous demander : avez-vous essayé de… marcher, depuis votre maladie ?
— C’est tout ?
— Oui.
Elle a eu un petit haussement d’épaules.
— C’est une idée qui m’est venue, oui, figurez-vous.
— Quel ont été les résultats ?
— Il n’y en a pas eu ! Je suis inerte comme un sac de sable, Vic. Je crois que ça se voit…
— Et si vous essayiez encore ?
— Pourquoi fiche ?
Cette fois elle avait son air mauvais, rageur. On lisait dans ses yeux une sombre volonté d’être malheureuse à tout prix et de le faire savoir.
— Je ne suis pas médecin, Éva…
— Dommage !
— Ne persiflez pas… Ça me permet d’avoir des raisonnements simplistes touchant la question médicale. Je me dis, de façon très primaire, que du moment que vous avez deux jambes vous devez pouvoir vous en servir.
— Votre raisonnement n’est pas primaire, il est stupide…
— J’en suis persuadé.
— Je voudrais vous voir à ma place… Oh ! deux minutes seulement, car je suis moins méchante que vous ne le supposez !
— Je ne suppose rien de pareil !
Elle a ricané ; ça pouvait vouloir dire n’importe quoi.
— Écoutez, Éva…
— Quoi encore ?
— Je suis costaud, vous savez ?
— Tant mieux, et alors ?
— J’aimerais vous tenir debout… Vous essayeriez de remuer les jambes, pour voir…
— Vous ne verrez rien. Ces jambes-là ne sont pas des jambes, Vic. Seulement des… des ornements.
— Au lieu de discuter, essayons… Ne me refusez pas ça, mon chou…
Elle a hésité un bon moment. Je n’osais plus insister. À la fin, elle a secoué la tête.
— Eh bien… si vraiment ça vous fait plaisir…
Je l’ai attrapée à bras le corps pour la sortir du fauteuil. J’ai senti ses seins drus sous mes mains et ce contact m’a vaguement troublé.
Ce que je tentais était difficile. Comprenez bien : il fallait que je la tienne droite, en veillant à ce que ses pieds fussent posés bien à plat sur le sol.
M’arcboutant bien pour ne pas me laisser entraîner en avant par cette charge, je suis arrivé à la placer dans une position adéquate.
— Vous y êtes ?
Je nous voyais, dans l’eau du bassin. C’était un fidèle miroir, combien déprimant ! Les jambes d’Ève étaient posées sans la moindre notion d’équilibre, comme l’auraient été celles d’un mannequin de son.
— Tâchez d’en placer une devant l’autre, bon Dieu ! me suis-je emporté.
Cette masse inerte, flasque du bas, me désespérait. Et mon désespoir se compliquait d’une étrange rage.
— Je ne peux pas…
— Essayez !
— Je ne peux pas, Vic… C’est comme si je n’avais pas de jambes, comprenez-vous ? Exactement. Je ne sens rien à partir des hanches !
Elle pleurait ; je suais…
La voix sèche d’Hélène a éclaté à mes oreilles.
— Grand Dieu ! que faites-vous !
J’ai regardé par-dessus l’épaule d’Ève et j’ai vu ma… maîtresse, plantée à l’entrée du patio, les bras croisés, l’air infiniment réprobateur.
J’ai déposé l’infirme sur son fauteuil. Je savais bien qu’elle ne pouvait pas marcher… Ce que j’avais tenté là était d’une odieuse barbarie. Je l’ai compris surtout au regard d’Hélène.
— Voyons, Victor, m’a-t-elle simplement dit.
Mais ces deux mots contenaient toute la réprobation du monde…
— Excusez-moi, Éva… Je… J’ai été idiot. Ne voyez là que l’intérêt que je vous porte.
Elle avait caché son visage dans ses deux mains en creuset pour mieux libérer sa peine… J’ai pris ma veste sur le dossier…
Puis j’ai fait signe à Hélène de me suivre. Elle l’a fait au bout d’un moment. Nous avons gagné le living. À travers le vitrage, nous pouvions assister au chagrin de la jeune fille. Si j’avais pu me battre, je l’aurais fait avec plaisir.
— Pourquoi cette tentative stérile, Victor ?
J’ai baissé la tête.
— Une idée folle. Je m’étais mis dans le crâne que votre sœur pouvait marcher…
— Ce matin encore, je vous ai dit…
N’y tenant plus, je lui ai fait part de mes fameuses trouvailles : la boue sur la cheville et sur l’auto… le nœud de soie rose près du garage…
— Vous ne trouvez pas cela troublant, vous ?
— Attendez, Victor, ne nous emballons pas. Il doit y avoir une explication à ces phénomènes…
— S’il y en avait une, ce ne seraient pas des phénomènes !
— Pour l’auto, le jardinier qui vient ici est paresseux, comme tous les méridionaux. Quant au nœud de soie, Ève l’aura perdu depuis sa fenêtre et le vent, qui a soufflé fort cette nuit, l’aura traîné où vous l’avez découvert…