— Admettons. Et pour la boue aux chevilles ?
— Ça doit pouvoir s’expliquer également.
— Eh bien, allez-y, je vous écoute…
— Ève aime aider Amélie… Hier soir, si vous vous en souvenez, nous avons eu des salsifis au dîner… Rien n’est plus boueux que ces légumes-là… Un peu de cette boue a éclaboussé les jambes de ma sœur. Comme elles sont insensibles, elle ne s’en est pas rendu compte…
J’ai été ébranlé. Oui, ma supposition était folle, tout pouvait très bien s’expliquer en effet.
— Vous devez avoir raison, ma chérie…
— Qu’aviez-vous donc imaginé, Victor ? Qu’Ève marchait en secret et se sauvait la nuit au volant de l’auto ?
J’ai souri pour cacher ma gêne.
— Mais, mon cher ami, a repris Hélène, c’est matériellement impossible ! Vous vous en êtes rendu compte aux dépens de la pauvre petite…
— Hélas oui. J’espère qu’elle ne m’en voudra pas trop pour cette ridicule séance de rééducation !
— Pourquoi vous en voudrait-elle ? Seulement elle a de la peine… C’est une fille qui a la pudeur de son infirmité. Du reste, elle n’aime pas qu’on en parle…
— Alors, n’en parlons plus, Hélène.
CHAPITRE IX
La nuit qui a suivi, je ne me suis pratiquement pas couché. Les nerfs tendus, l’oreille aux aguets, je sondais le silence de la maison. Quand je dis le silence, c’est une image, car le silence de ces grandes maisons est toujours entrecoupé de menus bruits difficiles à identifier : craquements du bois, gémissement d’une ferrure bougée par le vent ; soupirs ténus qui semblent exhalés par des bouches d’outretombe… Rien de plus crispant que ces pulsations de la nuit, lorsqu’on ne dort pas.
Je suis allé cent fois de la fenêtre à ma porte entrouverte… Je croyais toujours percevoir le grincement d’une porte, en bas, ou le glissement d’un pas dans le couloir… Mais j’étais chaque fois obligé de reconnaître mon erreur. Amélie, qui occupait une chambre sous les combles, ronflait comme un moteur, avec parfois des difficultés à retrouver le souffle qui m’étouffaient.
Ce n’est qu’au matin que j’ai pu dormir. Et ce jour-là, c’est moi qui ai été en retard au petit déjeuner.
Plusieurs jours se sont encore écoulés. Tout à mes préoccupations, j’ai fini par oublier l’incident. « La Boîte aux Rêves » prenait forme et, en prenant forme, prenait vie. Elle correspondait exactement à ce que nous avions voulu. Je savais que ce serait un établissement sensationnel comme luxe et comme modernisme.
Il allait coûter la bagatelle de dix-huit millions, mais situé comme il l’était, et sous mon impulsion — que je voulais totale — il ferait des affaires d’or !
Nous étions tous trois très surexcités. Comme Ève refusait de franchir le mur de la propriété, bien que je l’eusse souvent invitée à m’accompagner, je prenais beaucoup de photos des travaux pour lui montrer l’évolution de cette œuvre dont elle avait eu l’idée !
Elle les regardait longuement, faisait des critiques pertinentes, remarquait des détails qui nous échappaient et auxquels je demandais par la suite aux ouvriers de remédier.
Durant cette époque, j’ai pu me rendre compte combien il était grisant de construire. C’est une des joies les plus exaltantes que je connaisse.
Et je ne suis pas prêt de l’oublier… Malgré tout ce qui s’est passé depuis.
Une nuit que je dormais profondément, je fis un rêve bizarre.
Le rideau de tulle tiré devant ma fenêtre ouverte, était brusquement gonflé par un coup de vent. Mais au lieu de se vider, il prenait des formes humaines, des bras et des jambes lui poussaient ainsi qu’une tête qui ressemblait à s’y méprendre à celle d’Hélène.
Je m’éveillai brutalement, le front en sueur. Et je compris que quelqu’un m’appelait. J’actionnai le commutateur d’une main que l’énervement faisait trembler.
Hélène se tenait debout auprès du lit, mortellement pâle.
— Qu’est-il arrivé ! me suis-je écrié.
Car cette figure de cire ne pouvait qu’annoncer une catastrophe.
— Victor, a balbutié Hélène… C’est… C’est affreux…
Elle semblait défaillante. Effectivement elle s’est écroulée sur mon lit et, appuyée au montant, a tâché de reprendre haleine. Je n’osais la brusquer, car je la devinais au bord de l’évanouissement…
— Ève…
Je pensais brusquement que sa sœur s’était suicidée. Cette idée me fit l’effet d’un coup de poing en pleine poitrine.
— Elle est malade ?
— Non, elle a disparu…
J’ai rejeté mes couvertures.
— Que me racontez-vous là, Hélène… Disparue… Vous plaisantez !
— Oh non ! je vous le jure… Du reste, vous pouvez le constater vous-même…
Je me suis élancé vers la chambre de l’infirme. Effectivement la pièce était vide. Le lit défait, le fauteuil vide, la peau d’ours gisant à terre me firent mal… Ce spectacle était extraordinairement morbide pour moi. Le fauteuil, surtout, dégageait je ne sais quoi de maléfique et de barbare.
Je me suis tourné vers Hélène qui arrivait.
— C’est insensé…
— Insensé !
— Comment avez-vous découvert ?…
Elle a réfléchi à ma question comme si, cette dernière changeait l’aspect des choses.
— Eh bien… depuis des années je dors sur le qui-vive… Je crois toujours qu’Ève m’appelle. Au début de son infirmité, elle le faisait trois ou quatre fois par nuit. Maintenant c’est fini, elle a appris à se débrouiller seule, mais la notion qu’elle a besoin de mon aide subsiste en moi… Vous comprenez ?
— Oui, très bien…
— Tout à l’heure, quelque chose m’a éveillée… Je ne saurais vous dire ce que c’était… Peut-être un bruit, ou bien un appel de mon subconscient… J’ai attendu un instant, mais une impression désagréable m’a empêchée de me rendormir… Alors je me suis levée… Et… je suis venue voir…
Elle s’exprimait avec une voix que je ne lui connaissais pas, qui ne lui appartenait pas… Une voix plus intérieure que formulée.
— Buvez quelque chose, mon amour, vous êtes défaillante…
Je me suis aperçu qu’elle était en chemise de nuit.
— Et habillez-vous…
Elle a hoché la tête. D’une marche automatique, elle a gagné sa chambre pour passer une robe de chambre. Pendant ce temps, je suis descendu au rez-de-chaussée. Les pièces du bas étaient vides, le patio aussi. J’ai constaté que la porte d’entrée n’était pas verrouillée.
Hélène est apparue au sommet des escaliers. Elle est descendue lourdement, en marquant un temps d’arrêt à chaque marche. J’ai couru au bar du living et je lui ai versé une solide rasade d’alcool. Elle a bu sans protester, bien qu’elle eût horreur des boissons fortes. Un peu de rouge est alors monté à ses joues blanches.
— Asseyez-vous, Hélène, il faut regarder les choses en face…
Elle était docile comme un chien dressé. Je voyais que toute volonté l’avait quittée.
— Hélène, je ne m’étais pas trompé l’autre jour… Votre sœur marche !
— Mais c’est impossible, Victor… Im-pos-si-ble ! N’importe quel médecin vous le dira…
— Alors il s’agirait d’un kidnapping ? Vous rêvez, Hélène ! Nous ne sommes pas en Amérique. Et quand bien même nous y serions, je ne crois pas qu’on y enlève quelqu’un d’autre que des bébés.