— Si je suis fou, Hélène est folle aussi, car elle a pu constater comme moi ce que j’avance. Elle l’a même constaté avant moi, puisque c’est elle qui m’a alerté !
Ce dernier argument l’a terrassée.
— C’est elle qui…
— Parfaitement !
Les yeux d’Ève se sont voilés. Son visage a pris cette teinte grise que je lui avais déjà vu une fois.
— Vic, j’ai peur… C’est Hélène…
— C’est Hélène, quoi ?
— C’est elle qui cherche à me faire passer pour folle, Vic… Elle a dû me droguer, vous avez vu, je ne pouvais pas me réveiller… Et puis elle m’a charriée dehors… Oui, oui… cette impression en dormant, d’être traînée sur le dos de quelqu’un…
Elle semblait en état d’hypnose.
— Ève, je vous défends de porter une telle accusation contre votre sœur ! C’est ignoble… Je vous méprise !
Elle s’est penchée en avant comme si elle voulait se lever… Elle a failli basculer hors du lit, mais elle s’est rattrapée à ses couvertures.
— C’est pourtant la seule solution, Vic…
Je me suis retourné, à cause d’une ombre qui venait de surgir sur le mur. Hélène était là… Sa robe de chambre partait en lambeaux… Elle avait des griffures de ronces aux jambes… Ses cheveux étaient hérissés d’aiguilles de pin…
Elle a mis la main sur son cœur, d’abord parce qu’elle était très essoufflée, ensuite parce qu’elle avait entendu l’accusation dont elle était l’objet et que ça lui faisait bigrement mal.
Un long moment elle a fixé Ève. Cette dernière a baissé la tête. Puis Hélène n’a plus été là et j’ai entendu se fermer bruyamment la porte de sa chambre.
— Ève, ai-je murmuré d’une voix qui s’étranglait. Ève, vous pensez vraiment ce que vous avez dit ?
Elle a secoué la tête.
— Oh ! je ne sais pas, je ne sais plus, Vic… Je… Je dois être un peu folle, en effet…
— Il y a une chose que je sais, moi, Ève…
Elle a relevé un sourcil. Ainsi elle ressemblait à une gamine polissonne qui attend une correction.
— Je sais que vous marchez ! Et je sais aussi que vous êtes la plus sale garce que j’ai jamais vue !
Elle a crié :
— Oh !
Les lèvres en avant, le regard exorbité, on eût dit une bête attaquée.
Elle pouvait toujours me sortir ses simagrées, maintenant il était trop tard… Je ne me contrôlais plus.
J’ai arraché les couvertures… Elle attendait, les paupières palpitantes.
— Vous marchez ! ai-je hurlé… Vous marchez ! Allez-y, montrez-moi comme vous marchez bien, petite grue !
La peur l’enlaidissait. Sa figure contractée perdait son aspect angélique.
— Allons ! Allons, debout ! Mademoiselle Lazare !
Dépassant toute mesure, je l’ai saisie à bras le corps et l’ai arrachée du lit. Puis, d’une secousse je l’ai propulsée à travers la chambre.
J’attendais, le cœur cognant à éclater.
Ève s’est écroulée comme une masse. Sa tête a heurté la roue du fauteuil. Elle a poussé un grand cri et elle s’est tortillée sur le tapis pour essayer de s’asseoir… Mais elle n’y parvenait pas.
Je suis allé la relever. Je l’ai mise debout. J’ai lâché : elle est retombée à mes pieds.
Ça m’a tout à fait calmé. Je l’ai reportée sur son lit.
— Ève, si par hasard je m’étais trompé, je ne me pardonnerais jamais cette minute, lui ai-je dit avant de sortir.
CHAPITRE X
Je suis allé chez Hélène. Je m’attendais à la voir en larmes, et j’ai été surpris de la trouver d’un calme total. Elle était assise dans un fauteuil en tapisserie, les jambes croisées, le menton appuyé sur son poing.
Je me suis assis sur son lit et je l’ai contemplée sans arriver à penser à autre chose qu’à sa beauté.
Malgré sa robe de chambre déchirée et ses jambes lacérées, elle conservait toute sa classe.
— Alors ? ai-je murmuré, que dites-vous de tout ça ?
Elle a eu un sourire pitoyable.
— Voyez-vous, Victor… On passe des années avec un être. On cristallise en lui tout son univers. On lui consacre le meilleur de sa vie… Et puis un jour, vous vous apercevez que, non seulement il ne vous est pas reconnaissant de votre sacrifice, mais encore… qu’il vous hait !
Son calme désespoir m’a navré.
— Hélène…
— Non, laissez, Victor… Laissez…
— Elle a dit ça en désespoir de cause… Parce qu’elle était prise au piège et qu’elle ne savait qu’inventer pour s’en sortir…
— Elle a dit ça parce qu’elle n’a pas de cœur ; elle a dit ça parce qu’elle me hait, Victor. Je savais bien qu’elle ne me pardonnerait jamais de vous avoir pris à elle…
Je flottais.
— Attendez, je crois que mon hypothèse touchant son état second est fondée. Ève ne doit pas se rendre compte de ce qui se passe… Ou alors…
— Ou alors ?
— C’est la plus extraordinaire comédienne qui ait jamais existé…
Hélène a soupiré.
— Qui nous le dira ?
— Nous le saurons bien un jour ou l’autre. Quelle est cette drogue dont elle parle ?
— Un somnifère ordonné par notre médecin traitant…
— Actif ?
— Suivant la dose… Je lui en donne dix gouttes lorsque je la sens énervée… C’est plus un sédatif qu’un somnifère, pris en cette quantité…
— Elle en a bu hier soir ?
— Non… C’est ce qui m’a prouvé qu’elle mentait ! Vous comprenez, Victor, elle ne pouvait pas croire à ce qu’elle disait tout à l’heure, puisqu’elle savait que je ne lui avais rien donné !
— Bon, il faut dormir, maintenant, Hélène. Demain nous essaierons de tirer ça au clair…
— Pour moi, c’est clair, maintenant. Je ne voulais pas ouvrir les yeux, mais elle m’y a bien forcée…
— Il faudra consulter le médecin…
— Avant qu’il vienne, j’aimerais que vous lui rendiez visite, Victor, pour… lui expliquer la situation et recueillir son avis.
— J’irai demain.
Je l’ai forcée à quitter son fauteuil en la tirant par la main ; puis je l’ai prise dans mes bras et un bon moment je l’ai pressée contre moi. Elle avait posé sa tête sur mon épaule, et les brindilles de pin égarées dans sa chevelure me grattaient le cou.
Au lieu de faire de la corde lisse, le lendemain matin, j’ai pris très tôt le chemin de Cannes, car je voulais voir le médecin de la famille Lecain avant qu’il parte en visite.
Il habitait non loin du port, dans une petite rue relativement calme. Il m’a reçu en robe de chambre. C’était un vieux toubib affable qui devait davantage fréquenter les concours de pétanque que les Congrès médicaux. Il avait un petit bouc grisonnant, des yeux rieurs, un ventre de bouvreuil et des petits bras courts qu’il ne laissait jamais inactifs.
— Docteur Boussique ?
— Pour vous servir…
— Victor Menda… Je suis le fiancé de Mademoiselle Hélène Lecain.
— Té ! donc… Je ne savais pas qu’elle allait se marier…
J’ai souri.
— Il y a un mois, je l’ignorais également, Docteur…
Ça lui a plu. Il est parti d’un grand éclat de rire.