On demeure un bon moment à reprendre notre souffle, la viande moite. La première, Carmela parvient à se lever. Un besoin de lave-pont très légitime.
Comme c'est une fille de devoir, elle ramasse ma veste délabrée par le tram et m'assure qu'elle va la nettoyer. Inutile de lui couper le zèle, mais je sais que mon costard est bon pour la décharge.
Profitant de son absence, je me dis qu'il serait temps de reprendre le fil de mon enquête et d'en apprendre davantage sur la sœur de Paco. Je trottine jusqu'à son sac posé sur la commode et déniche son passeport, une paperasse graisseuse de fille ayant beaucoup voyagé sans jamais descendre au Sofitel ni au Hilton. J'apprends qu'elle se nomme Carmela Rodriguez, exerce la profession de danseuse et qu'elle est née à Medellin, en Colombie. Pourquoi cette famille se fait-elle passer pour péruvienne ? A cause de la réputation de trafiquants de drogue qui colle à la peau des Colombiens ? Vois-tu une autre explication, toi qui es si balèze du cerveau ?
Je remise le passeport dans le sac et alors, figure-toi qu'il se passe un truc marrant. Grâce à un jeu de glaces et à une porte mal fermée, j'entrevois Miss Colombie dans son cabinet de toilette. Elle s'occupe en effet de ma veste, mais en la fouillant. Elle a dégagé mon porte-lasagne de la poche intérieure et en opère l'inventaire. Je suppose que la môme va me sucrer mes talbins. Un classique du genre. Eh bien, non ! Elle aussi, ce sont mes fafs qui l'intéressent. Et plus particulièrement ma brème de flic.
Je n'ai pas le temps de m'accorder d'autres réflexions. Un craquement du côté de l'entrée me fait tourner la tête. Juste ce qu'il faut pour déguster un magistral coup de matraque sur le temporal. J'ai l'impression d'avoir percuté un TGV lancé à 300 à l'heure. Mes jambes se dérobent sous mes roustons et le disque dur de mon ordinateur intime s'efface.
Lorsque je reconnecte à l'existence, il fait jour et je ne me trouve plus dans l'apparte merdique de Carmela. Je palpe ma calebombe pour m'assurer de la qualité de l'aubergine que je cultive sur la tempe gauche. Ce geste prouve ma liberté de mouvements. Je ne suis pas attaché. Je cligne des yeux pour accoutumer ma rétine au rayon de lumière qui la frappe de plein fouet.
Cette éclaboussure de soleil provient d'un minuscule soupirail. Je suis allongé sur un bat-flanc dans une cave de deux mètres sur deux. Je me jette sur mes pattes et lorgne par la petite imposte. Mon caveau est situé en contrebas d'un jardin fleuri et bien entretenu. Une petite allée cimentée passe tout près de mon fenestron. J'aperçois Diego, le mouflet d'hier soir, pédalant comme un fou sur un tricycle, suivi par une jeune femme enceinte jusqu'aux ouïes. Les choses se remettent en place sous ma coiffe. Cette future accouchée au teint basané, c'est la mère du gamin et la femme de Paco-le-Balafré. Conclusion : c'est lui qui m'a fait exploser les méninges cette nuit et me retient prisonnier ce matin. J'étais chasseur, je suis devenu gibier en cage. Pas fameux pour l'ego et encore moins pour l'espérance de vie.
J'effectue quelques mouvements gymniques histoire de me décrasser les articulations. Je poireaute une paire d'heures avant que la porte de ma geôle daigne s'ouvrir. Paco s'encadre dans le chambranle, un large sourire aux lèvres. Il ne brandit aucune arme et la première idée qui me vient, c'est de lui rentrer dans le chou sans amorcer le moindre dialogue. Seulement, sa tranquillité ne m'incite guère à l'exploit. Il a forcément blindé ses arrières pour venir me narguer à main nue.
— Ola ! lance-t-il, guilleret comme s'il venait me chercher pour une partie de golf.
— Salve, Paco.
— Pas trop mal au crâne ?
— Juste ce qu'il faut. Le coup était bien dosé.
— Parfait. Mais avant tout, je tenais à vous rendre ça…
Il dégage brusquement de sa poche mon arme de service dont il plaque le canon contre mon front. Je ne te vendrai pas de salade : j'en mène moins large que le delta du Nil. A vrai dire, mon troufignon serait capable de serrer un cil de libellule et d'empêcher le pack des All Black de me l'arracher. J'ai vraiment le sentiment que le Balafré va me composter sans autre forme de procès. Son doigt se contracte sur la détente. Clic ! Ce petit bruit métallique résonne dans mon âme comme un chant grégorien.
Paco me rend mon pistolet en se marrant.
— Tenez, commissaire. Evidemment, je l'ai vidé de ses balles.
— Bonne initiative, soupiré-je en empochant l'arme.
— Il était normal que je vous restitue votre pistolet car vous l'avez perdu en sauvant mon fils. Je l'ai ramassé sur la voie du tram.
— Je comprends. Intrigué par ce flingue, vous avez demandé à votre sœur Carmela de me piéger.
— Je ne pouvais pas agir autrement.
— Elle s'est parfaitement acquittée de son travail de pute.
Paco m'adresse un sourire glacial.
— Ma sœur a agi sur mon ordre. Tout le monde m'obéit dans la famille. Carmela m'a affirmé n'avoir jamais éprouvé autant de plaisir, commissaire, si ça peut vous consoler.
— Me consoler de quoi ? Du fait que vous allez me buter ?
Paco pousse un interminable soupir.
— C'était la solution logique. Seulement vous avez sauvé Diego et le code d'honneur m'empêche de vous tuer. J'en ai pourtant eu la tentation, vous savez que les hommes cèdent facilement à la facilité. Mais ma femme s'y est violemment opposée. Et vous savez également que les mêmes hommes se soumettent encore plus vite à la volonté de leur épouse.
— Ça signifie que… je suis libre ? questionné-je, sans grande conviction.
— Absolument. Vous allez rentrer en France et poursuivre votre enquête sur l'assassinat de Mélanie Godemiche.
— Vous êtes bien informé ! admiré-je.
— C'est vital, dans mon métier.
On reste quelques instants à se regarder dans le blanc des yeux.
— Ici, vous faites fausse route, commissaire. Je ne suis pour rien dans le meurtre de cette fille, parole d'homme.
— Alors que faisiez-vous en Beauce, si loin de Rome, ce soir-là ?
Il n'hésite pas une seconde à me répondre :
— Mon travail.
— Le deal de coke ?
— Le deal ? Vous m'insultez ! Croyez-vous qu'un simple dealer pourrait s'offrir une baraque avec piscine en bordure de la Villa Glori, l'un des endroits les plus chers de Rome ? Et qu'il irait livrer quelques doses à Chartres ?
— Pardonnez-moi de vous avoir offensé, mon père ! le chambré-je. Mais vous étiez bien à Chartres le soir du meurtre et vous vous êtes disputé avec la victime !
Paco caresse aimablement sa cicatrice.
— Nous avons eu en effet un petit différend. L'opération se chiffrait à trois millions et il manquait cinq cent mille. Pas de lires, bien sûr, mais de francs.
— Et comme Mélanie n'a pas pu payer, vous l'avez butée à titre de représailles.
Paco ne peut réprimer un geste d'agacement.
— Son cousin a réglé le solde.
— Son cousin Nicolas ?
— Un grand prétentieux !
— Tout à fait lui. Vous feriez un excellent portraitiste…
— Il a payé cash.
Dans ma Ford intérieure, je me dis que ce trouduc m'a mené en bateau comme un bleu avec ses airs de ne pas y toucher. Je ne regrette pas de lui avoir démanché les narines.
— Vous êtes alors retourné en Italie ?
— A minuit, je franchissais le péage de St-Arnoult et au petit matin, à l'heure du crime, j'arrivais dans la banlieue de Pise. Vous m'excuserez de ne pas vous fournir de preuve, commissaire, mais je ne tiens pas une comptabilité détaillée de mes déplacements.
— A qui avez-vous téléphoné ce soir-là, au Chalet Pantarolli ?