La nuque bien dégagée du prisonnier offrait une occasion inespérée à Paco de l'exécuter sans qu'il s'en rende compte.
Le Balafré glissa la main sur la crosse de son pistolet. Tout se déroula alors à la vitesse de la lumière. Antoine se redressa d'un bond et projeta au visage du Colombien une boule de poils roux qui lui laboura le visage.
Hurlant de douleur, Paco sentit que son œil droit venait d'être crevé. Pour faire bonne mesure, Antoine lui percuta le ventre de ses deux poings assemblés par les menottes.
Assis au volant de la Mercedes, je consulte la montre du tableau de bord.
— Dans un quart d'heure, on sera censés être rentrés de l'aéroport, non ? demandé-je à Chico qui boude sur la banquette arrière.
Comme il tarde à me répondre, je tire sur un bout de ses liens barbelés. Il pousse un couinement de porc devenant cochonnaille.
— Réponds quand je te parle !
— Un dimanche après-midi, Carlos mettait même moins que ça.
— Parfait. On attend encore un peu et tu rappelles ton singe. C'est là qu'il va falloir que tu décides si tu as envie de vivre ou de canner. Tu lui dis que vous arrivez et qu'il peut ouvrir le portail…
Je me tais car le portail dont au sujet duquel je suis précisément en train de causer pivote sur ses gonds. Toi tu le sais, mais pour moi c'est une surprise kolossale que de voir Antoine surgir. Il se met à courir comme un découillé, le long de l'avenue quasi déserte. Manque de bol, il choisit la mauvaise direction et s'éloigne de moi. Je tourne le contact et déboîte en froissant l'aile et même la cuisse de la bagnole de devant.
Qu'à ce moment, Paco sort à son tour. Comprenant qu'il ne le rattrapera pas, il dégaine son flingue et ajuste le fuyard.
Fou d'angoisse, j'appuie sur le klaxon. Surpris, le Balafré détourne la tête, avise sa Mercedes et fait signe au chauffeur (dont il ne peut distinguer les traits derrière les vitres fumées, je te le rappelle) de courser Antoine.
J'écrase le champignon, rameutant les 350 bourrins teutoniques de la tire, et fonce sur Paco. Au début, le Sud-Am. croit que sa Mercedes s'élance à la poursuite de l'évadé, puis il réalise qu'il se trouve sur la trajectoire et que le pilote n'a pas du tout l'intention de l'éviter. Au dernier instant, Paco exécute une cabriole qui l'amène pile sous un tram débouchant à vive allure. Il n'a pas la chance de son petit Diego. Faut dire que je n'ai rien fait pour le sauver. Ce qui reste de lui après le passage de l'engin nécessiterait un peu d'oignon râpé, quelques câpres et un trait de Worcester sauce. Y en a qui ajoutent un jaune d'œuf, mais c'est affaire de goût.
Antoine laisse aller sa nuque sur l'appuie-tête de la Mercedes, savourant ce qu'il croit être un bien précieux : la vie. Il ne sait encore pas que c'est le cadeau le plus empoisonné qu'on puisse faire à un individu. Le jour où les hommes comprendront qu'en donnant la vie on offre aussi la mort, ils hésiteront peut-être à vider leurs burettes.
— On fait quoi, maintenant ? questionne-t-il.
— A ton avis ?
— On va chez les flics !
— Pas moyen de faire autrement. Je connais le commissario Manao, le patron des stups. On a trinqué ensemble la semaine dernière à Bruxelles. Ah ! Détail qui change tout : Paco m'a avoué avoir assassiné Mélanie.
Antoine me jette un œil incrédule.
— C'est vrai ?
— Non. Mais il faut le faire croire.
— Tu penses abuser un vieux renard comme le commissaire Roykeau ?
— Sûrement pas. Mais peut-être que le meurtrier, pensant l'affaire bouclée, va relâcher sa vigilance.
— Pas bête.
— Merci de ton appréciation. Si tu me racontais ton odyssée ?
Antoine fait la moue.
— Tu vas encore m'engueuler.
— Dis toujours, on verra bien. Tu m'as suivi jusqu'à Rome ?
— Je t'ai précédé. J'ai pris le vol juste avant le tien. A Fiumicino j'ai loué une bagnole et je suis allé me mettre en planque devant le Chalet Pantarolli. Je t'ai vu rappliquer hier soir. J'ai aussi assisté à ton rodéo sous le tram. J'ai cru mourir de peur.
— Moi aussi, répliqué-je.
— Lorsque le Balafré est reparti avec son marmot, j'ai décidé de le prendre en chasse. Il a déposé le gamin chez lui et s'est rendu à la cité olympique…
— M'attendre chez sa sœur ?
— Probablement. J'ai patienté et je t'ai vu radiner en scooter avec une fille.
— Et là, tu es sorti de ta voiture ?
— Exact.
— Un conseil, mon garçon. Quand tu planques de nuit dans une voiture, n'oublie pas de dévisser l'ampoule du plafonnier.
Antoine hoche la tête.
— Paco avait dû me repérer et prévenir ses sbires, car ils me sont tombés dessus et ça a été ma fête.
— Non. C'est la fille et moi qui avons été suivis. Et c'est à cause de nous que tu as été repéré.
— Peut-être.
— En tout cas, tu as failli tout foutre en l'air en te ramenant à Rome.
— Je sais. Mais cette affaire, c'est vraiment la mienne et je voulais te prouver… Je suis désolé…
— J'aurais fait pareil, dis-je en lui prenant sa main que je serre. Je suis fier de toi.
Tu vas pas me croire, Grégoire, mais Antoine se met à pleurer. Faut dire qu'il y a longtemps que je ne lui avais pas dit quelque chose de tendre.
C'est peut-être même la première fois.
Chapitre Thank
(Pour remercier le Seigneur[14] d'avoir sauvé mon Antoine)
Trois jours plus tard, le réseau de Paco était démantelé, ses complices sous les verrous et nous avions regagné la France, plus précisément Chartres où le juge Annick Hatouva instruisant l'affaire Mélanie Godemiche venait de convoquer Antoine en tant que témoin principal du meurtre.
Tu la verrais, la juge, tu réviserais ton opinion sur la vétusté de la Justice ! Si ses fafs affichent trente ans, c'est que l'officier de mairie qui l'a enregistrée était beurré au point de lui rajouter, par inadvertance, cinq piges sur l'état civil. Son visage allongé est illuminé par les immenses perles bleues de ses yeux et son corps délié est parfaitement emballé dans un tailleur classe dont la jupe courte met en valeur des cuisses de rêve.
La greffière, en revanche, est une grosse truie coiffée en brosse, avec un cul à six places logé dans un pantalon informe. Le genre de gonzesse qui passe volontiers la tondeuse à gazon dans les slips en dentelle. Un instant, je crains que cette rombiasse fasse tandem avec sa patronne. Mais l'imperceptible frémissement qui agite les nichons de Mme la juge lorsqu'elle balade son regard sur ma pomme me rassure sur l'orthodoxie (bienvenue au barbu, mon pope) de ses mœurs.
Assis à ma droite, Antoine, que j'ai obligé à se fringuer en enfant sage, garde la tête basse, comme un premier communiant essayant de mater sous l'aube de la petite cochonne agenouillée devant lui.
A ma gauche, le commissaire Bernard Roykeau tire une tronche d'un mètre douze.
La juge s'adresse à mézigue en priorité.
— Monsieur le directeur de la Police nationale par intérim, je tiens à vous informer que le commissaire Roykeau, ici présent, a volontairement tardé à me transmettre les éléments de l'enquête susceptibles de mettre en cause votre fils. Je vais à ce propos adresser un rapport circonstancié à monsieur le procureur de la République.
— C'est moi qui ai fait pression sur lui, madame le juge.
— Faux ! rétorque aussitôt Roykeau en vrai mec. J'ai agi de ma propre initiative.