— Tu connais Tibère Landoffi, l' député d' ma circoncision. On est devenus potes rapport que j'y ai arrangé ses affaires. Des lavedus lu cherchaient du suif comme quoi y f'sait voter des érecteurs bidon. On m'a chargé d' l'enquête et j'ai mis en terrine[22] ses listes électorables.
Alexandre endigue ma velléité de protestation. Ses arguments sont massues.
— Attends, San-A ! Les mecs qui votent, qu'y soyent vivants ou morts, présents ou z'absents, ça change quoive, au bout du conte ? Toutes façons, y savent même pas pour qui y glissent le bulletin dans les burnes. D'puis, Tibère est opticien pour moi ! En remerciement d' mes services vomis[23], y m'a proposé c' job. Vingt mille par mois plus une carte du parti gratos. Alors j' m'ai fait porter pâle de la Rousse, protestant d'une grippe intestine. Tu voudrerais pas qu' je passasse à côté d'une grande carrière politique, non ?
— Et tu enseignes quoi, au juste ?
— L'espression corporelle. C't' un art dans l'air du temps. Comme je sus pas trop versatile dans la danse, la gymnastique et tous ces sports d' pucelles, j' m'ai rappelé de mon enfance. Dans c'temps, les pétomanes tenaient l'devant d'la scène. J'me souviens d'un qui t'interprétait la Marseillaise plus mieux bien que les cuivres d' la garde Républicaine. Si on y réfléchit, la pétomanie est tombée en mansuétude ! Reusement, certains hommes de devoir maintiennent la tradition. Mais ça reste confiné à la couche nuptiale. Il est temps qu'une nouvelle génération d' péteurs vienne prend' l' relais des anciens.
— Tu as sûrement raison, mon Béru.
L'Immonde entrevoit mon désarroi et son haleine de poivrot se transforme aussitôt en une bouffée d'amitié.
— Ho ! T'as pas l'air dans ton assiette, mon San-A. Attends, j' pose mon slip d' travail et on va s'en jeter un.
On s'en est jeté plusieurs, t'avais pronostiqué, p'tit malin ! Béru commence a en avoir un sacré coup dans les galoches. Sa biture, il se l'est forgée main, toute au muscadet-sur-lie. Je l'ai escorté quant à la qualité du breuvage, mais en sautant deux tournées sur trois.
Nous avons suivi le chemin de croix de ses bistrots favoris et à chaque station Alexandre était accueilli tel le Messie. On a trinqué avec de nobles figures, patinées au beaujolais, lustrées aux anis, burinées au calva dégustation. J'adore le Paris des quartiers populaires. Il y flotte encore des relents de province. Et même si l'accent parigot est partout supplanté par le parler rebeux (ouais, ouais, tête de mort bouffon de keuf) cela n'altère en rien l'atmosphère de village. Du côté de Sousse, de Bejaia ou de Safi, on trouve aussi de bien jolis petits bleds.
Nous sommes justement attablés devant une montagne de couscous à peine moins élevée que le Djebel Mondo, le Gravos et moi. Il était temps que Bigzob éponge ses litrons de vinasse. Il s'enfile tout à tour seize merguez, deux poulets, le collier d'un agneau tout entier, ses deux épaules et son plus beau gigot, une cargaison de semoule, le tout poussé par trois litres de gris de boulaouane. Sur les légumes, en revanche, Sa Majesté boude un peu, affirmant qu'il déteste bouffer pour rien.
Repu, ventru, congestionné, il balance une myriade de rots sonnants et trébuchants qui n'est pas sans évoquer une gerbe d'étoiles filantes.
— Tu ne pètes plus ? m'étonné-je.
— Ah, non ! Ça m' rappelle le boulot.
Il s'éponge le front avec sa serviette barbouillant celui-ci de grains de couscous et de gras de merguez, pousse un soupir hautement chargé de remugles divers et avariés et me fixe droit dans les yeux. Son regard est celui d'un phacochère en rut en proie à une indigestion de fourmis géantes.
— T' sais, me dit-il, j' bois, j' mange, mais j' t'écoute.
— C'est vrai qu'il n'y a qu'avec les oreilles que tu ne te goinfres pas.
— Bon, j' résume la situation, attaque-t-il, après avoir fait signe à Mohamed d'ouvrir une nouvelle boutanche. Ton Antoine finit majordome de sa promotion et désintègre la Rousse. Bienvʼnue au clube ! Pour fêter ça, y va faire l' guignol dans une partie de rave organisée par Mélanie Godemiche, une potesse à lui. Tout s' déroule sans concombre jusqu'à ce que la môme soye retrouvée scrafée dans un fossé, les légumes intimes ablationnées et les nichons taillés au scooter.
Béru marque une pause, le temps de s'expédier un glass de rosé dans le corgnolon.
— Jusque z'à présent, rien de grave, sauf pour la Mélanie, poursuit-il. Mais voilà que c't' étourdi d'Antoine a paumé su l' lieu du crime sa gapette avec son blaze écrit dessus comme sur le Port-Salut. Y t' met au parfum et tu pointes ton museau du côté de Chartres, là où ce qu'on fait un pâté de volaille et gibier dont je te recommande particulièrement. N'à propos, tu prendrerais pas une pâtisserie orientable, Tonio ?
— Sans façon, mais ne te gêne pas.
Béru se fait apporter une corbeille chargée de desserts dont le plus léger est constitué d'amandes et de fruits confits frits dans de l'huile d'arachide, enrobés de miel et saupoudrés de sucre glace. Il dévore quelques-uns de ces délices de calife avant de reprendre.
— Tu rencont' Mathilde, la belle-doche à Mélanie, une nymphowoman qui d'vrait raffoler d' mon braque, à l'occasion. Elle t'apprend que d'puis la mort d' son mari dans un accident de chiasse, sa belle-fille pétait les plombs et passait son temps à faire la java et à s' bourrer les naseaux. Le fils du contremaît' d' la ferme, un demeuré du cervelet… Comment qu'y s' blasent, déjà, ces deux-là ? Je m' souviens plus trop, j'ai dû m'assouplir quèques secondes pendant que tu racontais.
— Le père s'appelle Aimé et le fils Martial.
— Banco ! Le débilos t' lance su la chaude piste d'un certain Paco, dis-l'heure de haut viol, avec son Q.G. à Rome, la cité des Popes où-ce que tu l' traques. Antoine t'ayant filoché vous v' faites cravater par le Balafré. Comme v's' êtes pas des manches à cul, vous réussivez à lui échapper et y passe sous un autobus.
— Un tramway ! rectifié-je.
— On va pas chipoter pour si peu. Tu rent' de Rome en ayant acquéri la certitude…
L'Ignoble est saisi d'un doute.
— Ça se dit, acquéri ?
— Certains le disent, oui.
— Ce serait pas mieux acquéssi ?
— Peut-être, admets-je pour ne pas le contrarier.
Rasséréné, Béru continue.
— Tu as donc acquéssi la certitude que Paco n'a pas tué Mélanie. En revanche par cont', le cousin Nicolas était mouillé dans le trafic de dope, vu qu'y avait ciglé un big pacson recta et en liquide.
— Bravo pour cette analyse.
— Et c'est pas tout, reprend le Mastard stimulé par ce satisfecit. A peine que t'es d' retour de la cité des Dodges, Annick Hatouva, jugette[24] d'introduction, agrafe ton mouflet et lui fait passer son examen. A l'heure actuelle où nous mettons sous presse, Antoine est en cabane à la maison d'arrêt de Chartres.
— Je suis sûr qu'il est innocent…
— Moi, j't' croive, mais qu'est-ce tu veux, y paye les pots cassés par ses parents biotoniques !
Nouvelle rincette de l'arrière-gorge et Béru revient au résumé de mon enquête.
— N'ensute, avec le commissaire Roykeau bien connu des services de police vu qu'il en fait partie, vous v' rendussez chez Nicolas. L' garçon avoue avoir carmé la dette de sa cousine en chourant l' pognozof dans l' coffiot d' son père, Braquemart-André.
— Jacquemart !
— Lui-même. Seulement voilà qu' l' jeunot vous braque avec un magnum qu'était même pas de Champagne, blesse le Chartré et s' casse avec une grosse enveloppe. Là-dessuce, comprenant qu' la présence de ton Béru préféré d'venait indispensab', tu rappliques et nous sommes là, à boire de conserve pou' le meilleur et pou' le Pirée, c'qu'est la marque indébile d'une véritab' amitié.