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Antoine se dresse d'un bond, écrase son clope dans mon encrier et me claque le bout des doigts à la manière des rappeurs. Puis il se penche en avant et vient déposer son front contre le mien.

— Papa ! J'avais hâte que tu rentres…

— Je suis heureux de te retrouver, fils, soufflé-je en le serrant tendrement contre moi.

Je tarde à lui poser la question qui me turlupine, par crainte de la réponse.

— Et alors, ce stage ? me décidé-je enfin.

D'un geste théâtral, Antoine balance une plaque de police fleur de coin sur le bureau.

— Lieutenant Antoine San-Antonio, police criminelle ! Je suis major de ma promo !

Te dire que je suis heureux de sa réussite chez les matuches, tu vas pas me croire. Tu sais ce que je pense du caractère éphémère des succès et de la précarité des lauréats. Eh bien, t'as tort Nestor, un frisson de fierté me parcourt depuis les burettes jusqu'au cervelet. Ce môme cueilli comme une mauvaise plante et que j'ai éduqué à la va comme je te pisse sans même le voir grandir devient soudain l'objet de ma gloriole paternelle. Bravo San-Antonio ! Ça, c'est de la descendance !

Faut que tu réagisses, mec. N'oublie pas que la métamorphose d'un petit d'homme obéit aux mêmes lois que celles des papillons : larve, chrysalide et tchao pantin ! On n'y peut rien. Chez nos embryons la trajectoire est à peine plus sophistiquée : tendre fœtus, joli poupon, charmant bambin, étudiant, militaire, jeune con, travailleur, père, chômeur, gros con, grand-père, retraité, vieux con et puis ce papillon de l'âme qui s'évade un beau jour d'un caisson de bois. Pin, chêne ou acajou… C'est à la couleur finale qu'on reconnaît la richesse d'un homme ou la beauté d'un lépidoptère.

M'enfin, je ne suis pas là pour démoraliser mon rejeton et je brandis un pouce d'empereur romain décidant qu'il enfilera lui-même le superbe gladiateur avec son propre pal.

— Ça s'arrose, mon fils ! Il me reste au frigo une bouteille d'yquem 76 qui n'attendait que cette occasion pour se laisser dépuceler.

Antoine calme mon enthousiasme d'un geste de la main.

— C'est un peu tôt pour faire péter les bouchons, papa.

A la lueur d'inquiétude traversant son regard, je pressens qu'il a du pas banal à m'annoncer.

— Tu as un problème ?

Il me désigne la chaise ordinairement dévolue aux prévenus.

— Assieds-toi.

Obéissant à l'injonction, le guignol taraudé par une sourde angoisse, je dépose mon écrin à roustons sur la moleskine.

— Je t'écoute.

Antoine — il tient au moins ça de moi — n'est pas du genre à tourner deux plombes autour du pot avant de déposer sa bouse.

— Tu as entendu parler du meurtre de la rave-party, avant-hier soir, en Beauce ?

— Oui, j'ai lu ça dans le train. Un abominable assassinat.

— Il faudrait que tu t'occupes de cette affaire, papa.

Je ne te cacherai pas que je me sens un chouïa soulagé. Je redoutais un drame du genre : Félicie a fait une attaque ou le toubib lui a découvert une vilenie. Parce que, forcément, ça arrivera un jour. Ça me tombera sur le râble quand je m'y attendrai le moins. On a beau y penser, on n'est jamais prêt à devenir orphelin.

— Un instant, fiston, la Beauce, c'est du ressort de la Crime de Chartres. Je connais le commissaire Roykeau, c'est un excellent flic.

— C'est bien ce qui m'inquiète, papa. A l'heure qu'il est, je suis sûrement son principal suspect.

* * *

Quand j'explose, tous les mecs de Nagasaki s'enterrent dans leur cave à charbon et ceux d'Hiroshima, plus facétieux, se font hara-kiri avec une fourchette à escargots, les poilus du Chemin des Dames exécutent un triple salchow arrière dans leur tombe et Alfred Nobel me réclame des royalties sur la dynamite qu'il a inventée juste avant son prix de la paix. Et là, fais confiance, j'explose vraiment.

— Mais qu'est-ce que tu foutais dans une rave-party, bougre de nœud volant ?

— Laisse-moi au moins t'expliquer, gueule pas comme ça !

— Je gueule tant que je veux et ne me parle pas sur ce ton !

L'Antoine, il n'en mène pas plus large qu'une bonne sœur tutsi voyant débouler un régiment de Hutus, bites et machettes en mains. Il tente encore sans conviction de me calmer. Mais il me pratique depuis assez longtemps, et toi aussi vieux paf, pour savoir qu'on n'endigue pas une éruption san-antonienne. Lorsque la furie s'échappe de mes entrailles il faut s'attendre à des conséquences pompéiennes.

— Ecoute, papa…

— Je n'ai rien à écouter ! Non, mais regardez-moi ce merdaillon qui prétend entrer dans la police et qui va se défoncer à coups de décibels techno et de came pourrie avec des chimpanzés de son espèce…

Il profite de ma respiration pour tenter sa botte secrète.

— Je n'ai touché à aucune drogue, papa !

— Tu essaies de m'embrouiller. De toute façon, un camé ça ment tout le temps.

— Non, je te jure. C'est fini, ces conneries-là…

— Alors comment tu t'es retrouvé dans cette béchamel ?

Sentant que ma rage mollit, Antoine adopte le profil bas et le ton mielleux d'un éducateur rappelé à l'ordre par son supérieur pour avoir étourdiment oublié sa chevalière dans le rectum d'un jeune scout à l'occasion d'un camp de vacances dont il avait la charge.

— C'est ce que j'essaie de te raconter, p'pa, mais tu refuses de m'écouter.

Mon soupir équivaut à une reddition. Mais attention : une reddition temporaire car mes rechutes de rogne sont aussi brusques qu'imprévisibles.

— Vas-y et tâche d'être convaincant !

— J'ai fait la connaissance de Mélanie dans une boîte à Paris…

— Qui est Mélanie ? je demande avec cette implacabilité faisant de moi à la fois un flic et un misanthrope d'exception.

— Ben… La fille tuée dans la rave-party, bredouille mon Toinet, perdant pied.

— Il y a combien de temps que tu l'as rencontrée, cette môme ?

— Deux ou trois ans…

— C'est deux ou trois ? Un rapport doit être précis.

Antoine me regarde comme si je débarquais de la lune avec des palmes et un tuba.

— C'est un rapport que tu veux ? Je croyais qu'on pouvait se parler, tous les deux.

— Le bavardage n'est pas un luxe de flic. (Je lui désigne l'ordinateur de mon bureau.) Consigne toute cette histoire par le menu et envoie-la moi à Saint-Cloud. Je rentre. Je suis crevé.

— Tu ne veux pas que je te l'amène, mon rapport ?

— Je préfère que tu me le faxes.

Je sors de mon burlingue sans lui accorder l'obole d'un sourire ni même la grâce d'un regard. Je sais que je suis odieux et que tu m'en veux de comporter de la sorte avec mon mouflet. Mais sauf ton respect, je te conseille d'aller te faire tchétchéniser chez les Kosovars, because t'as rien compris au film.

L'odiosité[6] est en réalité un noble sentiment puisqu'il sert à en masquer un autre : la déception.

* * *

En rangeant ma bagnole dans le garage agaçant (Béru dixit) à notre jardinet, je ressens un vrai sale goût dans ma bouche. Comme si j'avais becté le fond d'une cage à serins arrosé avec le jus de ta poubelle de mercredi dernier. On appelle ça l'amertume, je crois. Mon vieux Guy Savoy, le tendre Loiseau et le grand Veyrat (çui qui a un bitos vissé au-dessus du groin) pourraient se mettre la toque en trompette avec leurs mets subtils aux herbes venues d'ailleurs, ils ne parviendraient pas à m'évacuer ce goût de chiottes car il ne provient pas de mon palais, mais du plus profond de mon âme.

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6

Le mot existe, je viens de l'inventer. Mais si tu préfères « odieuserie », libre à toi.