— Vous avez bien fait, admèche, car il m'arrive parfois de ne point être cruel.
Manière de me certifier son allégeance, Deport m'aide à charger Béru à l'arrière de sa poubelle et me fournit l'adresse du médecin témoin. Tandis que je m'installe au volant du tas de boue, je pose au jeune flic la question qui me taraude.
— Dites-moi, lieutenant Deport, vous vous prénommez Franco, j'espère ?
— Affirmatif, commissaire ! dit le type en rosissant d'émotion. Comment avez-vous su ?
— Une intuition.
La baraque du toubib est une fermette de briques et de broc située à la sortie de la bourgade. Sur l'un des pilastres (en pierre ponce) une plaque de cuivre mentionne : « Docteur Albert Collot (Al, pour les intimes) Ex-interné de la Faculté de Setaire. »
Le portail n'est pas fermé, aussi le poussé-je et m'aventuré-je dans le jardinet. J'ai préféré laisser Béru sur la touche. A demi éveillé, le Goret effectue des gammes sonores et odorantes qui, grâce à une déchirure judicieusement disposée dans le fond de son pantalon, marquent au pochoir les banquettes surmenées de sa vieille Citroën.
J'avale les trois marches du perron d'une seule foulée. Je m'apprête à presser la sonnette mais constate que la porte d'entrée de la cagna est plus ouverte qu'une moule explorée par l'appendice du Gravos. Pareille circonstance ne me dit rien qui vaille. Je dégaine mon feu et progresse dans la maison à la seule lueur de la mini-torche planquée dans la poche revolver de mon slip. Je parcours un bref corridor, une salle d'attente habitée par un philodendron galeux et la reproduction d'un clown de Buffet à peine meilleure que l'original, puis je pénètre dans le cabinet médical.
Et là, mes enfants, je suis accueilli par un squelette vert fluo qui m'arrache un gloussement de stupeur. Je tâtonne à la recherche de l'interrupteur et donne la lumière. Spectacle grand-guignolesque, le corps du toubib se trouve debout, coincé à l'intérieur d'un appareil de radioscopie remontant aux premières règles de Marie Curie.
Je manœuvre l'engin pour dégager le cadavre qui s'effondre à terre, récupérant une position plus confortable pour un macchabée. Je le pubodorais, Al Collot est le médecin qui pansa naguère le museau de Nicolas escagassé par mes soins. La mort a transformé la couperose de ses joues en une horrible mantille verdâtre. En guise de cadeau Bonux, une hache fend son crâne en deux comme une bille de bois. Je ne peux m'empêcher d'évoquer Martial, le fils du contremaître de la ferme où officiait Suzie, frappant tel un mulet à grands coups de cognée. Seulement tu l'imagines, toi, ce Gol, installant sa victime derrière la plaque de la radioscopie ? Ce genre de mise en scène est l'œuvre d'un sinoque, sans doute, mais pas d'un débile.
Je musarde dans le cabinet sans dénicher d'indice intéressant. L'assassin a manifestement pris soin d'effacer toutes traces de son passage. Un clignotement rouge attire mon attention. Il provient d'un répondeur. Un seul message, émis à 18 h 55, soit moins d'une demi-heure après la découverte du corps de la fille par le docteur. L'annonce du toubib signale que l'appel sera relayé sur son bip. Puis une voix nasillarde se fait entendre : « Ici, les pompiers de Verneuil-Debronze, on vous amène un type qui s'est fracturé le bras en tombant d'un fraisier ». Sur le mort, je dégotte le bip et le numéro de cet appel. Il ne me faut pas plus de trois minutes pour découvrir que le coup de fil n'émanait pas d'une caserne de sapeurs, mais d'une cabine téléphonique plantée à moins de cent mètres de chez le Dr Collot.
Je sors mon inéluctable calepin et note mes premières conclusions. De toute évidence, le médecin a croisé la voiture de l'assassin de Suzie. Cet assassin l'a vu et a craint d'être reconnu. D'où ce coup de fil pour l'éloigner au plus vite des flics.
Une pensée me hante. Le toubib connaissait-il la rouquine ? En farfouillant dans ses dossiers, je découvre que la petite bonne le consultait régulièrement depuis plusieurs mois. Est-il possible que Collot ne l'ait pas identifiée ? L'ivresse perturbe les réflexes et la réflexion, mais pas le sens de l'observation !
Alors pourquoi n'a-t-il pas révélé aux autorités le nom de la jeune fille ? Comme moi, pour garder une longueur d'avance sur les flics ? Ou pour négocier avec celui ou celle qu'il estimait coupable de cet horrible meurtre ?
Un entretien avec la pétulante Mathilde s'impose, non ?
Chapitre huître
(parce qu'on est dans les mois en « r », Bébert)
Cette fois, la bétaillère de Béru est devenue irrespirable, signe qu'il a recouvré toutes ses facultés.
Avant de quitter l'habitacle, il palpite des narines, dubitatif.
— J'croive que j'sus tombé sur un pois chiche pourri ! affirme-t-il.
— C'est ta ventraille qui est pourrie, gros sac ! tonné-je en m'extrayant de sa guinde.
— Possib', admet-il loyalement.
Il fait quelques pas dans la cour, broyant les gravillons sous son tonnage. Une lune gibbeuse et froide comme un clitoris de Lapone darde des rayons blêmes sur le magnifique ensemble de la ferme du Pinson-Tournan.
— Putain ! éructe le Mastard, elle sent pas l' pâté, cette turne. C'est Berthaga qu'apprécillerait de viv' dans un décor commac !
— Ni coiffeur, ni livreur, ni taureau ! Elle se ferait tarter, ici, ta Gravosse.
Quelque part dans les viscères d'un bâtiment, un corniaud se met à aboyer. « Ta gueule ! » lui intime la voix de son maître. Comme le clébard persiste dans ses vociférations, deux ou trois coups de fouet le rangent à la raison : « kaï-kaï-kaï ! ! ! ».
Brouhaha bienfaiteur que nous mettons à profit pour crocheter la serrure de la maison principale. Inutile de sortir de Polytechnique pour piger que la baraque a été sérieusement visitée. Pas un siège qui ne soit éventré, pas un objet qui ne soit réduit en morceaux minuscules, pas un tableau qui n'ait été démonté, lacéré. Attila en personne aurait jugé ce saccage « hun peu too much » !
— Quel bordel ! grommelle l'Ignoble, en avisant les décombres.
Je te rassure tout de suite, on ne dégauchit aucun macchab sur place ! Mais j'ai franchement du mal à entraver ce que venaient faire ces vandales dans la maison de Mathilde. La mort de Suzie est-elle liée à cette razzia ? Il y a un truc qui m'échappe…
Poussé par son instinct de retriever, Alexandre-Benoît déniche une boutanche de vodka échappée au massacre. Il la déponne et s'en octroie une forte lampée (d'où ça ?)
— Pouah ! Dégueulasse et tiédasse…
— Attends, le réconforté-je, je vais essayer de trouver deux verres et des glaçons.
La cuisine devait être plutôt smart, mais il n'en reste plus grand-chose. L'évier a été descellé, la cuisinière évidée, la porte du frigo désossée. Pour la glace, on est chocolat. Le frigidaire martyrisé est en plein dégivrage. Je jette machinalement un œil à l'intérieur. Trois tranches de jambon en perdition, un croûton de gruyère qui lance des S.O.S., deux rafles de raisin racornies et une cannette de bière éventée… le tout ruisselant de flotte. Je vais pour rebrousser vers le salon lorsque mon regard tombe sur le compartiement freezer. Les glaçons ont fondu dans les deux bacs. Je les vire sans ménagement car il me semble que dessous…
Je grattouille du bout des ongles et racle un rectangle de bristol glissé dans une pochette de plastique souple.
Je secoue le tout au-dessus de l'évier et fais signe à Béru de rappliquer.
— Viens voir, Gros !
Il contemple la photo d'un œil atone qui s'enlubrique à vitesse grand V. L'image montre Mathilde, nue, à quatre pattes, tandis que son neveu Nicolas dans le même appareil la chevauche à la cosaque.