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Ce local sert à entreposer les gigantesques rouleaux de paille concoctés par les moissonneuses modernes, terminators agricoles capables de rouler un arpent de céréales comme un vulgaire paillasson. Un truc me frappe illico, l'une de ces colossales bobines, celle d'où s'évadent les fétus qui ont attiré mon attention, a été déplacée. Elle se trouve très en avant des autres balles.

Tu comprends que l'envie me prenne de voir ce qui se passe derrière ? Seulement, ce n'est pas avec une fourche que tu déménages la paille, aujourd'hui. D'antan, les costauds du village soulevaient à bout de bras des gerbes plus lourdes qu'eux. O tampax ! O morback ! comme dit le proverbe.

C'est à l'aide d'un fenwick, bon petit diable des temps modernes, que je manœuvre le rouleau. Et là, devine ce que je découvre derrière, bien nichée entre les autres meules ? Un 4 × 4 japonouille, celui-là même qui permisit à Nicolas de nous faussasser compagnie hier après-midi ! Le lieutenant Franco Deport se trompait. Ce véhicule ne s'est pas volatilisé, il s'est empaillé.

Comme je ressors de la grange, la gueule d'un fusil de chasse s'applique contre mon front. Le canon de l'arme est suivi d'une crosse, elle-même pourvue d'une détente sur laquelle un doigt est crispé. Ce doigt appartient à une main prolongeant un bras relié à un tronc assez logiquement surmonté d'une tête qui ne m'est pas inconnue.

— Bonsoir, Aimé, articulé-je.

— Vous, commissaire ?

— Moi.

Le contremaître abaisse son arme et pousse un long soupir.

— C'est pas une heure pour visiter une ferme…

— Il n'y a pas d'heure pour ce genre de découverte, dis-je en lui montrant la japonaiserie-quattro. Donnez-moi votre fusil.

Avant de me tendre sa carabine, Aimé la casse pour me montrer qu'elle n'était pas chargée. J'apprécie le détail à sa juste valeur.

— Je crois qu'une explication est nécessaire, mon vieux. Que fait la voiture de Nicolas dissimulée sous ces tonnes de paille ?

N'importe quel mec accablé, t'as remarqué, baisse la tête. L'humain partage avec la bête de somme l'art de courber l'échine quand une force s'impose à lui.

— Monsieur Nicolas savait la vérité…

— A propos de quoi ?

— De la mort de son oncle.

— Léonard ? Le mari de Mathilde ? le harcelé-je.

Aimé ne peut réprimer un sanglot.

— La balle qui l'a tué, c'est Martial qui l'a tirée ! Accidentellement, bien sûr. Il m'avait chipé mon fusil. Il voulait participer à la battue…

Le type s'accroche à mon revers, le visage inondé de larmes.

— Martial est un garçon costaud. Il ignore que son mental n'est pas à la hauteur de ses muscles ! Si les flics avaient su… ils l'auraient fait interner. Je ne voulais pas qu'on me le prenne ! Sa mère nous a quittés le jour où elle a appris qu'il n'était pas tout à fait normal. Il est heureux avec moi, je vous assure !

D'un geste ferme mais courtois, je me dégage du contremaître.

— Calmez-vous, Aimé. Personne ne vous retirera votre gosse, je vous le promets ! Seulement… il faut que vous m'aidiez !

— Je suis prêt à tout pour garder mon fils, lâche-t-il, la gorge nouée.

L'homme me regarde. Je sens qu'il est sincère.

— Après avoir caché le 4 × 4, vous avez prêté votre voiture à Nicolas ?

Aimé hoche son pauvre visage en signe d'assentiment.

— Quel type de véhicule ?

— Une Clio blanche.

— Je commence à comprendre… Nicolas vous tenait, et vous avez été obligé de lui obéir.

L'insurgeance[26] du contremaître est telle qu'il me saute à la gorge.

— Je vous interdis de proférer de pareilles ignominies ! hurle-t-il.

Je suis contraint de lui aligner une tarte pour le ramener à la raison. Il se confesse alors complet. Il est formel, je fais fausse route. Nicolas n'a jamais exercé de pression sur lui, bien au contraire. S'il avait dénoncé Martial, il se serait innocenté aux yeux de Mathilde et ne l'aurait pas perdue pour toujours. Mais jamais ce jeune garçon n'a eu la tentation de trahir le secret. « Je le connais depuis qu'il est haut comme ça. C'est un garçon bien. »

— Il a quand même tiré sur un flic, objecté-je.

— Il était terrorisé à l'idée que son père puisse découvrir sa correspondance.

— C'est ce qu'il emportait dans sa grosse enveloppe ?

— Les lettres de Mathilde, oui. Personne ne les retrouvera jamais. Je les ai brûlées moi-même. Maintenant, vous pouvez m'arrêter, commissaire, mais je vous jure que je n'ai jamais rien fait de mal. Et mon Martial encore moins, à part une maladresse avec mon fusil.

Sautant du coq à l'âne, je demande à Aimé où pourrait bien se trouver la hache manquant à la collection.

— Il y a longtemps que je l'ai prêtée.

Il regrette aussitôt d'avoir moufté trop vite.

— Prêtée à qui ? insisté-je.

— A Nicolas, l'hiver dernier.

Un cri de jouissance éperdue traverse la cour, déchiré, suppliquant, magistral, prolongé d'un râle interminable de goret égorgé. Il ne fait pas dans la dentelle, mon Béru, quand il prend son panard.

* * *

C'est à bord du 4 × 4 nippon-ni-mauvais de Nicolas que nous nous rendons au château de la Vieille-Nave, la limousine du Gravos ayant refusé de démarrer pour cause de froidure.

— Tu voyes, me dit Béru en s'étirant sur le siège passager, les deux victimesses sont des filles d' la campagne. A mon avis, on a z'affaire à un céréales killer[27].

— D'accord avec toi, opinel-je. Avec une nuance, cependant : les serial killers frappent une catégorie de filles bien précise, mais au hasard. Ici, le meurtrier s'acharne sur un même microcosme. Comme s'il voulait punir les femmes de son entourage.

— Pas d'accord ! réfute le Mastard. Au cours durant la partie d'rave, le céréales killer repère la Mélanie. Il la massac', mais il a également aussi flashé sur la Suzie. Y r'vient hier pour lu' faire sa joie d'viv ! Logique !

— Illogique ! laguiolé-je, ce qui est le contraire d'opineller. Suzie se trouvait aux Seychelles le soir de la rave-party. Or, celui ou celle qui l'a tuée savait que le mercredi la rouquine allait faire son jogging vers le bois Gratte-Merde.

— Conclusion ?

— On va réveiller Jacquemart-André.

— L'dab à Nicolas ? questionne Béru. Tu penses que…

— Je pense qu'il sait peut-être où se trouve son fils.

— Et toi ? Tu sais au moinsse où c' qu'y s'trouve, le tien ? fait cruellement l'Implacable.

* * *

Nous pénétrons phares éteints dans la cour d'honneur gravillonnée du château. Tout est calme, sombre et serein. Il me semble apercevoir une lueur furtive faisant miroiter un instant l'une des lucarnes au dernier étage de la bâtisse.

— Tu as vu ? demandé-je à Béru.

— Quoi t'est-ce ?

L'effet de mon imagination ? Un éclat de lune ou d'étoile polaire sur une vitre ?

— Rien, Gros, une vague impression.

On tambourine à la porte principale. Tu me feras remarquer qu'à trois plombes du mat', on se situe bien en deçà et delà des heures légales. Mais la légalité de mes actes m'importe moins que leur légitimité.

D'ailleurs Jacquemart-André, en pyjama de soie, nous accueille à bras ouverts. Il dégaine sur-le-champ une bouteille d'Armagnac d'un millésime remontant à Napoléon III. Inutile de te dire que Sa Majesté est sensible à cet honneur rendu tant à son ascendance[28] qu'à son alcoolisme chronique. Ça trinque tous azimuts. Mieux vaut donc poser les questions pendant qu'on peut encore espérer des réponses.

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26

Les Agagadémiciens ont paumé ce mot dans l'oubliette de leur mémoire. Désolé !

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27

Dans son érudite méconnaissance de l'anglais, Alexandre a confondu « sérial » et « céréale ». Mais il m'a offert le titre de ce remarquable ouvrage. Merci Béru !

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28

N'oublie pas le sacre de Béru dans l'inoubliable Napoléon Pommier !