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Un long silence s'établit entre les deux hommes, à peine troublé par les déglutitions de fortes lampées de cidre. Le paysan sort d'un tiroir la dernière édition de La République du Perche et la brandit devant Béru. En première page on peut lire le titre qui fait la manchette de tous les quotidiens et la une des journaux radio et télé : « Le père a vu l'assassin de sa fille, pourquoi refuse-t-il de le dénoncer ? »

— Je me demande à quoi ça sert, toutes vos manigances, grommelle-t-il. J'ai rien vu.

— On le sait bien, mais c'est un piège !

— Pour pas inquiéter Martha, j'ai caché le journal et je lui ai dit que vous étiez simplement ici pour les besoins de l'enquête.

— V' z' avez bien fait, M'sieur Anatole, explique l'Obèse. Mon supérieur rachitique, le commissaire San-Antonio qu' vous connaissez, s' sert de vous comme chèvre, pour empâter le céréales killer qui tue en série. La vérité, c'est que j' sus là pour vous protéger.

— Vous croyez que j'ai besoin d'être protégé ? ricane le cul-terreux en désignant un fusil accroché au mur.

— C't' une mesure de sécurité qu'on prend par précaution, pléonasme Béru, en se servant d'autorité la moitié du Livarot. Vous z'aureriez rien de plus musclé à boire pour accompagner le from'ton ?

— Ma gnole ? Propose Anatole. Ou mon calva ?

— Voilà des mots que j'aime entendre, poétise le Mastard en se pourléchant les babines. Apportez les deux, on va trier.

A l'étage, Martha fermait les volets de sa chambre. Elle ne remarqua pas que le coffre de la vieille D.S. de Bérurier se soulevait et qu'une ombre s'en évadait.

* * *

Nicolas Godemiche a l'air de ce que l'on nomme dans sa Beauce natale « une corneille pouilleuse » et en Bretagne « une mouette mazoutée ». Il a perdu toute sa superbe et son teint est plombé comme un wagon en partance pour Auschwitz.

Malgré l'heure tardive, la juge Hatouva s'est fardée façon marquise de Pompadour et sa jupe est si courte qu'elle cache à peine l'amorce dentellière de ses bas jarretières. En l'absence de sa greffière, elle tape elle-même la déposition sur l'ordinateur.

Nicolas, profil bas, commence par s'excuser auprès du commissaire Roykeau. S'il lui a tiré dessus, c'était pour récupérer les lettres de Mathilde. Il ne voulait pas que son père apprenne sa liaison avec sa belle-sœur.

Refusant de me laisser embarquer sur un terrain qui ne m'intéresse pas, je reviens au cœur du débat.

— Que faisiez-vous dans ce train pour Nogent, le vouvoie-je-t-il, car il est de mauvais goût de tutoyer un prévenu en présence d'un juge.

— Je venais tuer Anatole Blondeau, répond-il, le plus simplement du monde.

— Pour quelle raison ? questionne la juge.

— J'avais peur qu'il me dénonce…

— … d'avoir assassiné sa fille Juliette ? interviens-je.

— C'est ça, admet Nicolas.

— Comme vous avez tué le Dr Collot parce qu'il avait remarqué votre voiture ? insiste Annick Hatouva.

— C'est ça, répète le jeune homme.

— Vous l'avez tué avec une hache que vous avez dérobée chez Aimé, le contremaître du Pinson-Tournan ? interviens-je.

— C'est ça, dit encore Godemiche junior.

Je décide de lui mettre la pression.

— Vous êtes également le meurtrier de Mélanie ?

— Bien sûr.

— Parce qu'elle vous faisait chanter ?

— Bien sûr.

— Avec ce cliché ?

Je lui tends la photo compromettante. Il n'y jette même pas un œil et se contente de murmurer : « Vous avez réussi à la trouver ? Pas moi ! »

A son tour, la juge observe le tirage et ses pommettes de cochonne s'empourprent légèrement.

— Pourquoi avoir tué Suzie ? à-brûle-pourpointé-je.

Nicolas paraît soudain désemparé.

— Parce que… parce qu'elle avait découvert la photo et me faisait chanter à son tour.

— Bien.

Je marque un temps et repars à l'assaut.

— Je comprends mal le meurtre de Juliette. Cette fille vous aidait, elle vous cachait, n'est-ce pas ?

— Elle semblait craquer, elle allait me trahir.

— Votre sentiment, madame le juge ?

La femme hésite à peine.

— Je prononce la mise en examen de M. Nicolas Godemiche pour homicide volontaire sur les personnes de Mélanie Godemiche, Suzie Morrand, Albert Collot et Juliette Blondeau.

Elle demande à Roykeau et aux deux autres poulets qui l'accompagnent d'évacuer l'inculpé. Nous nous retrouvons seuls, elle et moi. Calmement, Mme le juge va donner deux tours de clé à la porte de son bureau. Puis elle revient à sa table de travail, la balaye d'un revers de bras et s'y assoit jambes ouvertes.

Tu me crois si je te dis qu'elle n'a pas de culotte ?

* * *

— Sur le palier, Anatole désigna une porte à Béru.

— Tu couches là[35].

Le Gravos fit la moue.

— Et ta chambre, c'est laquelle-t-est-ce ?

— L'autre.

Alexandre-Benoît se frictionna le menton.

— C'est pas prudent que tu dormasses dans ta piaule, rapport à l'assassin qui rôde. Faudrait mieux que tu prisses la chamb' d'amis et que moi je monte la garde dans ta carrée.

— Tu crois ?

— J' suis sûr !

— Mais ma femme ?

— J' vais m'faire tout p'tit pour pas la déranger.

Lorsque Martha se réveilla, il était trop tard. L'anaconda de Bérurier l'avait investie jusqu'en des profondeurs qui constituent un point de non-retour. Elle prit le parti de jouir en silence, mais ses ébats firent néanmoins chuter le téléphone qui se décrocha.

Ce petit incident ne fut pas sans conséquences.

* * *

Tu sais à quoi je gamberge en fonçant pied au plancher en direction de la Vieille-Nave ? Pas à la troussette sur le burlingue de la belle Annick ! C'est pourtant une mouilleuse d'exception. Je parie que la greffière, demain, va se faire un sandwich avec le buvard de son sous-main.

Non, je repense aux trois gros mensonges du fils Godemiche ! Tu veux que je les énumère où tu les as pointés toi-même ? Bon, alors, j'y vais. Pour assister ma mémoire, j'ai pris la précaution d'enregistrer l'interrogatoire, ce qui est strictement interdit dans le bureau d'un juge d'instruction. Mais tu ne crois pas qu'après une fourrée pareille, Miss Hatouva risque de porter le pet ?

Ecoute l'enregistrement en remontant de la fin vers le début.

Question posée par le gars moi-même : « Je comprends mal le meurtre de Juliette. Cette fille vous aidait, elle vous cachait, n'est-ce pas ? »

Réponse de Nicolas : « Elle semblait craquer, elle allait me trahir. »

Comment croire cette baliverne ? Si Juliette voulait dénoncer Nicolas, elle l'aurait fait en la présence de ses parents. Elle aurait appelé la police et ne lui aurait pas porté un plateau-repas dans la grange. Tu me suis ?

Autre question : « Vous l'avez tué (on parle du Dr Collot) avec une hache que vous avez dérobée chez Aimé, le contremaître du Pinson-Tournan ? »

Réponse de Godemiche junior : « C'est ça ! »

Faux, archi-faux ! Aimé m'a certifié avoir prêté cette hache à Nicolas l'hiver dernier. Le jeune homme ne l'a donc pas volée. En fait, il ne sait pas de quelle hache il s'agit. Ce qui prouve qu'il n'a pas assassiné le toubib, contrairement à ses aveux.

Troisième question de ma part : « Pourquoi avoir tué Suzie ? »

Réponse de l'inculpé : « Parce que… parce qu'elle avait découvert la photo et me faisait chanter à son tour. »

Encore un mensonge. Le cliché, nous l'avons trouvé Béru et moi, dans le freezer dégivré bien après la mort de Suzie.

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35

Gnole + Calva = tutoiement.