J'ai la ferme conviction que Nicolas n'est pas le psychopathe que nous traquons.
Alors ?
Un étrange gargouillis parcourt mon œsophage.
Antoine aurait-il pu m'abuser à ce point ?
Quand je pénètre dans la cour en faisant crisser les gravillons, le château de la Vieille-Nave baigne dans le silence et la solitude. Le disque lunaire blanc et glacial propage une lueur macabre sur la vaste demeure.
La BMW de Jacquemart-André n'est pas là. Je me précipite à l'entrée principale. Je frappe, sonne, braille. Aucune réponse. Dommage, car j'aurais voulu l'interroger sur un point qui me turlupine et me tord la pine. Il prétend avoir vu le roller-man, donc Antoine, lesté d'un sac à dos et de haches. Mon fils nie le sac à dos et les haches.
Qui ment ?
Les deux admettent que la rencontre a eu lieu à 20 heures, le soir du meurtre de Suzie. Ce que corrobore le reçu de péage du vieux Godemiche.
Un truc me frappe soudain. Jacquemart est absent. Comme il était absent le soir de la rave-party et l'après-midi de l'assassinat de Suzie. Je sors mon téléphone et me lance dans une recherche simple : où se trouvait Jacquemart-André lorsqu'il m'a rappelé soi-disant depuis le salon agricole de la porte de Versailles ? Trois minutes plus tard, j'ai la réponse. L'appel de Godemiche father a été transmis par la borne de Chartres-Cathédrale. Cet enfoiré n'était pas à Paris, mais bien dans la région du meurtre de Suzie !
Ma tête chavire. J'ai du mal à rassembler les pièces de ce macabre puzzle. Je n'ai jamais suspecté Jacquemart grâce à son abord sympathique, et à cause de ce ticket de péage qu'il ne m'a pas présenté spontanément. C'était magnifiquement joué, de me le laisser découvrir par hasard. Un chef-d'œuvre psychologique ! S'il m'avait brandi le reçu sous le nez, j'aurai vérifié son alibi avec davantage de minutie.
En vérité, il a eu le temps nécessaire pour éventrer Suzie, fendre le crâne du docteur Collot, repartir pour Saint-Arnoult par la nationale 10 et reprendre l'autoroute en direction de Chartres. Ticket acquitté à 19 h 48, sans bavure !
Plus question de tergiverser. Je sors mon sésame et crochète la serrure du château en moins de temps qu'il ne t'en faut pour contourner l'élastique du slip de ta secrétaire.
Je trace direct à la chambre de Nicolas et me plante devant le coffre. Ma boîte à idées est en ébullition. Je me concentre pour retrouver le code d'ouverture du coffiot.
« Souviens-toi, mec ! m'exhorté-je. La date de la mort de Mme Godemiche. C'était un jour funeste… le 13 ! Je suis sûr que c'était le 13. »
Je compose ces deux chiffres sur la molette et gamberge à nouveau. Elle est morte il y a sept mois, m'a dit Jacquemart. Compte à rebours… ce devait être en Avril… 04. Bingo ! La porte blindée pivote.
Je plonge la main et happe le dossier médical entr'aperçu naguère. Je le feuillette en mouillant mes doigts, comme lorsque tu es parvenu à l'intérieur de la culotte de la même secrétaire (ou d'une autre, c'est ta vie privée, mon pote !).
Même si je n'ai pas fait chirurgie en première langue, je pige tout de suite que le cancer de l'épouse Godemiche a nécessité l'ablation de l'utérus et des ovaires, ainsi que le retrait des glandes mammaires.
Un bruit dans les étages m'extirpe de ma torpeur. Je repense alors à ce grenier si propre qu'on y mangerait par terre. Le vieux Jacquemart ne se planquerait-il pas dans ses combles ?
Je fuse dans les escadrins comme un Scud durant la guerre du Golfe. Je retrouve la pièce telle qu'en elle-même. Clean mais imprégnée d'une odeur âcre de mauvais aloi. Je constate que la fenêtre de la lucarne est ouverte et qu'une chouette tente de se cacher sous une poutre. C'est elle que j'ai entendue marcher.
J'essaie de la rassurer en lui parlant avec douceur.
— N'aie pas peur, ma petite mère ! Je n'ai jamais fait de mal à un bipède, pourvu qu'il ait des ailes.
Tout en parlant, je remarque un fil électrique qui court depuis la loupiote centrale jusqu'à une cloison. Je tapote la paroi constituée de lambris de pin et finis par dégauchir la faille. Un espace plus large entre les lattes dissimule un piton. J'appuie dessus. Cette action déclenche l'ouverture d'une porte dérobée.
Je tâtonne pour trouver l'interrupteur et la lumière fut. Je regretterai toute ma vie ce geste inconsidéré. Le spectacle est l'un des plus insoutenables qu'il m'ait été donné de contempler.
Allongée sur un divan, Madame Godemiche m'accueille, cheveux cendrés, bouclés et ténus comme les fils d'une toile d'araignée. Ses yeux et son nez ne sont plus que trois trous dans un faciès verdâtre et parcheminé. La robe recouvrant son squelette commence à être rongée par la vermine.
Au pied de ce catafalque, un tabouret a été disposé en guise d'autel, décoré d'un napperon de dentelle. Un bocal repose dessus. A l'intérieur, dans un bain de formol, flottent les utérus et les ovaires des jeunes femmes suppliciées.
Je réprime un haut-le-cœur et décide de réagir. Sur mon portable, je compose fébrilement le numéro privé de Roykeau.
Réveillé en sursaut, le commissaire de Chartres m'apprend que les barrages ont été levés, puisque le serial killer est en cabane. Il ne sait pas pourquoi je le traite de gros con. C'est à moi que je m'adresse !
Second coup de fil pour alerter Béru.
Bip… bip… bip… déclare la ligne occupée.
Je t'avais bien dit que ce téléphone décroché ne serait pas sans conséquences !
La BMW de Jacquemart-André pénètre en roue libre dans la cour de la ferme des Blondeau. Le conducteur coupe la lumière de son plafonnier avant de quitter le véhicule. Il s'empare d'une carabine qu'il arme de quatre balles, et va se planter sous les fenêtres d'Anatole.
— Blondeau ! hurle-t-il d'une voix de centaure[36] ! Blondeau ! Ton frère Aimé vient d'avoir une attaque…
Presque aussitôt, un volet s'ouvre. Mais pas celui que Godemiche escomptait. Une silhouette s'encadre au premier étage.
— Il est mort ? demande Anatole.
Le temps de changer l'axe de son tir, Jacquemart-André reçoit un manche de pioche en plein visage. Son coup part dans les nuages. Il se retourne et s'apprête à faire feu sur son agresseur lorsque des phares l'éblouissent. Il tire sa seconde balle. A côté de la cible qui vient de s'échapper en un magnifique plongeon.
Jacquemart panique, saute dans sa voiture et démarre en trombe. La seule issue possible, c'est ce chemin de terre qui grimpe sur le flanc de la mare à purin.
Je jaillis de mon Audi, flingue en pogne.
— Tu n'as pas de mal, Antoine ? crié-je, fou d'angoisse.
— No problem, father ! dit-il en se relevant.
Le soupir que je pousse va être baptisé Norma par les météorologues de la Floride et faire trembler la péninsule pendant trois jours.
Anatole et Béru débarquent en catastrophe de la cagna. Le Gravos a juste eu le temps d'enfiler un slip kangourou dont la poche ventrale laisse pendouiller sa queue de castor.
— Un peu de pudeur, inspecteur, rouscaille le péquenot. Imaginez que ma femme se réveille ?
Martha ne risquait pas de sortir des limbes. Après une transfusion de sperme béruréen, elle dormirait jusqu'au petit jour.
Blondeau a estimé qu'il valait mieux poursuivre le fuyard avec son tracteur qu'avec ma bagnole. Les labours de la colline ne permettent à aucune voiture de circuler, tant ils sont profonds et gelés.
Je prends place à ses côtés dans la cabine de l'engin, tandis que Béru et Antoine s'installent dans le tombereau.
— Pas confortable ! grogne le Mastard, en se frottant les reins.