SAN-ANTONIO
ÇA BAIGNE DANS LE BÉTON
OU
L’INFERNALE TRAGÉDIE
Roman tout ce qu’il y a de policier
et je dirais même policier
À Maurice RHEIMS,
Avec mon amitié aussi immortelle que lui.
Un jour, il m’est arrivé quelque chose de tout à fait exceptionnel : moi.
ÇA BAIGNE DANS LE BÉTON
ou
L’INFERNALE TRAGÉDIE
(façon Dante)
CHANT 1
En le voyant, je me suis rappelé l’histoire de ce gynécologue qui avait fait fortune sur le tard parce qu’il avait contracté la maladie de Parkinson[1].
Il sucrait violemment, au point qu’il devait engager de la main-d’œuvre étrangère pour aller faire pipi, pas que sa miction dégénère. C’était un grand mec sombre et moisi, plissé de partout, qui faisait penser à un champignon vénéneux. Il avait le regard enfoncé, dans les tons verdâtres, un nez en chute libre et un menton qu’il n’était jamais parvenu à raser complètement et qui pendait comme le tiroir d’un meuble cambriolé.
Vêtu solennellement d’épaisses flanelles grises empestant la naphtaline, ses fringues devaient dater du début du siècle, que même je me demande s’il s’agissait de celui en cours. Chemise blanche, col dur avec ces boutons de cuivre meurtrisseurs et qu’on perd toujours, sans lesquels l’œuvre de Feydeau ne serait pas ce qu’elle est. Il avait le parler haché menu des asthmatiques, avec des projets de glave au bout de chaque phrase. Mais il les retenait.
Il est demeuré longtemps assis en face de moi avant de se décider à me confier l’objet de sa visite. Il me jaugeait. Je devinais que, dans son estimation, se bousculaient le pour et le contre. En fin de compte, le pour dut triompher car il attaqua en ces termes :
— Monsieur, me dit-il, vous venez de créer l’Agence de Protection ; j’ai lu cela dans les gazettes. Si elle est efficace, je vous félicite car c’est exactement le genre de chose qui manquait, par ces temps troublés où l’on pille, viole et tue pour le sport.
J’eus la brève courbette qu’il était en droit d’attendre, après un compliment formulé sur ce ton et avec ces mots-là.
Je profite de ce qu’il reprend laborieusement sa misérable respiration pour t’affranchir, ô mon inséparable et très illustre lecteur. Au cas improbable — mais sait-on jamais — où tu aurais raté mon précédent chef-d’œuvre[2] couronné par l’Académie française et gracieusement titulé Les morues se dessalent, je dois à l’éclairage de ta lanterne de te dire, qu’au cours des péripéties haletantes (ça ne mange pas de pain) qu’il déverse, tu y aurais appris mon départ définitif de la Rousse, à la suite d’une grosse déception que m’infligea Mathias, l’infâme Rouquin, et d’une non moins grosse empoignade que j’eus avec le Vieux, cette louche sécrétion venue d’ailleurs. Dans ce même ouvrage, dont l’âme de mes fidèles se trouve encore endolorie, je raconte une extraordinaire aventure (si tu as une balance chez toi, pèse mes mots, et s’il y a une surtaxe à affranchir, je te la rembourserai) qui se déroule au Groenland. Je revins de ces contrées glaciaires en compagnie de la femme de ma vie, Marika, sublime Danoise, médaille d’or à mes jeux olympiques de baise. C’est d’elle que je tiens l’idée géniale de fonder l’Agence de Protection. La mise de fonds n’était pas trop forte puisqu’il s’agissait de louer un local pour y recevoir les clients et d’ouvrir un compte bancaire pour y déposer leurs chèques.
Bien entendu, ma fine équipe, à savoir Pinuche, Béru et M. Blanc voulurent être de la partie. Sans l’ombre d’une hésitation, ils démissionnèrent de la Poule et s’associèrent avec moi. En femme de tête astucieuse, Marika me fit valoir que je devais exploiter ma réputation acquise dans la police pour accréditer mon entreprise dans le secteur privé. Elle se chargea de la promotion de l’agence en organisant un monstre raout pour la presse, raout au cours duquel je développai le but de notre agence qui était, sa raison sociale l’indiquait clairement, de « protéger ». Qui ? Tout ce qui se trouvait en danger : les convois de fonds, les personnes menacées, les industries aux techniques secrètes, les banques, les personnalités politiques en déplacement, les expositions de joaillerie, etc.
En cette fin de matinée automnale, on a achevé de visser le panneau de cuivre qui nous concrétise, à l’entrée de l’immeuble neuf du quai de Tokyo où nous avons emménagé. Vue imprenable sur le front de Seine, tour Eiffel à discrétion, péniches à toute heure. Il est onze plombes quatre minutes à la pendule de mon bureau, et Jérémie, promu « de garde », vient d’introduire ce M. Lerat-Gondin, grave et branlant, dont l’aspect nous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître, dirait mon cher et génial Charles. Qui songerait à menacer cet être en fin de course ?
Je lui laisse la parole pour qu’il me le révèle.
— Monsieur, me dit-il, Mme Lerat-Gondin et moi-même allons nous marier demain.
Je tique un tantinet soit-il.
— Vous étiez divorcés et il s’agit d’un remariage ?
— Non, monsieur : d’une tradition. Ma femme et moi nous nous marions le 10 novembre de chaque année, date de nos premières épousailles. Il s’agit d’un acte de foi amoureuse auquel nous ne faillirons pas tant que nous vivrons l’un et l’autre.
— C’est admirable, conviens-je, mais comment réalisez-vous un tel exploit ? Ne me dites pas que vous divorcez tous les ans afin de pouvoir vous remarier ?
— Naturellement pas. Admettons qu’aux yeux du commun mortel, il s’agisse-là d’un simulacre. Le maire est un faux maire, le dossier d’état civil ne sort pas de chez moi, et le prêtre qui officie dans notre chapelle privée tourne pour la Télévision française le reste du temps. Vous l’aurez peut-être vu sur Canal Plus, la semaine passée : il jouait l’ambassadeur d’Autriche qu’une gourgandine suce de haute bouche dans Petites salopes en salopettes, le film porno d’après minuit, grâce auquel une bonne partie des enfants de France ont les yeux cernés et le poignet douloureux, le dimanche matin.
Il parle par ricochet, de sa voix caverneuse. On se sent essoufflé de l’écouter.
— Touchante tradition, confirmé-je, après l’avoir classé dans mon carton des follingues. Mais en quoi constitue-t-elle un danger, monsieur Lerat-Musqué ?
— Lerat-Gondin, rectifie mon client en puissance avec l’âpreté du vieux con qui considère son blase comme un capital inaliénable.
— Veuillez me pardonner, supplié-je, avec une expression si pathétique de contrition que des larmes lui viennent.
Et je réitère ma question, the question :
— Qu’est-ce qui vous porte à croire que vous êtes en danger ?
— Ceci, monsieur San-Antonio.
Il tire péniblement de sa poche un objet rectangulaire enveloppé de papier de soie.
Me le présente en me laissant le soin de le dépaqueter. Il s’agit d’un cadre en métal argenté, classique.
Il abrite la photo d’une tête de mort. Comprends : il ne s’agit pas d’une gravure, mais d’un cliché. Quelqu’un a flashé la frime d’un squelette pour obtenir cette sinistre image.
— Regardez au dos !
Je.
Quelqu’un a rédigé, sans chercher à travestir son écriture :