Il continue de regarder, une moue de dégoût sur ses lèvres pareilles à deux accoudoirs de canapé de cuir superposés.
La bande (si je puis dire) continue de se dérouler. Nous arrivons au gros plan rapproché des deux visages : celui de King-Kong et celui de la sorcière de Blanche-Neige.
M. Blanc a un soubresaut.
— Alors là, je suis scié, déclare-t-il.
Il garde sa clape ouverte pour visionner la suite. Il contemple le sombre batifolage du couple et une étrange colère le secoue :
— Cette vieille bourrique ferait mieux de se faire emplir de crin plutôt que de bite ! fulmine Jérémie. Tu crois que son mari était au courant ?
— Qui te dit qu’elle est mariée ?
Là, il en a les oreilles qui battent comme les ailes d’un éléphant.
— Comment ? balbutie mon cher négro spirituel.
— Quoi, comment ? je retourne.
Que nous voilà à smatcher des incompréhensions comme deux sourds-muets manchots qui commenteraient l’effondrement de la Bourse.
À la fin, il égosille :
— Mais putain de toi, on dirait que tu ne sais pas de qui je parle !
— Si ! Tu parles de cette vieille pute rance !
— Exactement, mais alors tu sembles ne pas savoir qui c’est ?
— Parce que tu la connais, toi ? C’est la jumelle de mistress Thatcher ? La cousine germaine d’Alice Sapritch ? La nièce de la reine Babiola ?
M. Blanc se dresse et alors, dans les cas graves, tu sais quoi ? Il ôte son veston et fait rouler ses musculeuses épaules, style haltérophile qui va tenter les deux cents kilos à l’épaulé-jeté. Tu t’attends presque à ce qu’il talque ses mains couleur de marron glacé.
— Un mec aussi chié que toi, faudrait les ordinateurs de la N.A.S.A. pour l’inventer et que le canevas initial soit de Léonard de Vinci !
— Mais cesse de jouer les Sphinx, crème de radis noir ! Accouche.
Bon.
Il.
— Tu ne t’es pas aperçu que cette vieille délabrée qui se fait défoncer le pot n’est autre que la bonne femme de ce matin : la mère Lerat-Gondin ?
Je produis le bruit d’une course de formule I roulant sur des lames de rasoir.
— Caouoiaaaa ? exhalé-je, ce qui est la manière la plus sophistiquée de dire « quoi », selon certains pensionnaires du Français (ils y ont leur rond de serviette).
— Reviens en arrière et stoppe sur le gros plan des deux !
Je manipule la vidéo. Jérémie tapote l’écran.
— Ceci est une perruque, et cela un faux nez. Les verrues sont bidon également. On a chiadé le maquillage et accentué les rides. Il n’empêche qu’un regard serein reconnaît facilement la « jeune mariée » de Louveciennes.
— Naturellement, confirmé-je, me parlant à moi-même. En fait, si je me suis approprié cette cassette c’est parce que mon sub avait identifié Mémère. Moi, je ne l’avais pas reconnue, mais mon lutin intérieur, lui, si. Et il n’existe qu’un individu aussi intelligent que mon lutin personnel, c’est Jérémie Blanc, ancien balayeur assermenté ! Maintenant que, mentalement, j’ai débarrassé la dame des attributs qui lui furent adjoints, l’évidence me pèle la rétine.
— Toi, tu veux que je te dise ? Tu as deux polypes à la place des yeux, déclare M. Blanc.
Pendant cette scène pittoresque (qui vient de m’être achetée un million de dollars par la Metro Goldwin Meilleure), Marika vaquait dans la pièce voisine, non sans avoir laissé la porte de communication entrouverte.
Elle surgit soudain, un bloc à la main, un crayon entre ses dents de nacre[3].
Sans un mot, elle s’assit sur le bras d’un fauteuil, croisa les jambes, ce qui, instantanément, m’emporta dans une croisière de rêve sur la mer des Orgasmes. Puis se mit à écrire rapidement ; la mine intelligente du crayon chuchotait des choses douces au papier de moyenne qualité (l’intermédiaire entre le bloc correspondance et le rouleau de faf à train). Marika semblait grave comme si elle venait d’apprendre qu’une montée de la mer du Nord de huit centimètres venait de faire disparaître son Danemark sous les eaux.
Nous la regardâmes respectueusement développer ses pensées. C’était une fille si excitante que lorsqu’elle collait un timbre sur une enveloppe, on se mettait à dégrafer son futal.
Elle traça une vingtaine de lignes, puis s’arrêta pour nous jouer La Bamba avec son crayon sur sa rangée d’incisives intérieures. Elle cherchait quelque chose à ajouter à son texte, ne trouva rien, enfila le crayon dans l’épaisseur du bloc et fit :
— Bien, alors ?
Nous retînmes notre souffle de peur de ne plus le retrouver par la suite, si nous le laissions aller trop loin.
Marika nous donna lecture de ses notes :
— Lerat-Gondin se déclare fou de son épouse, au point d’organiser chaque année un simulacre de mariage pour l’anniversaire de celui-ci.
« Le plus ancien comédien se prêtant à la mascarade est spécialisé dans le film pornographique.
« Il tourne récemment un film où il a pour dérisoire partenaire Mme Lerat-Gondin.
« M. Lerat-Gondin reçoit un message de menace et s’assure nos services.
« Pendant la fausse cérémonie, les portes de l’église se ferment brutalement et un massacre s’opère à toute allure dans la chapelle. Les quatre occupants de celle-ci sont sauvagement égorgés au moyen d’un yatagan retrouvé sur les lieux.
« C’est Grokomak qui, en prononçant son homélie, a actionné le commutateur commandant à distance la fermeture de la chapelle.
« Aucun des quatre personnages n’ayant survécu et la chapelle constituant un espace clos, on est amené à conclure que le meurtrier s’est suicidé après avoir commis un triple meurtre.
« À noter :
« a) Il y a quatre ans, une jeune fille qui demeurait chez les Lerat-Gondin servait de demoiselle d’honneur. Qu’est-elle devenue ?
« b) C’est la première fois que Gaston Bézuquet (le maire) n’entre pas dans la chapelle. Mais c’est la première fois aussi que ses deux petites filles participent au « mariage ».
« c) Valentin Le Ossé, qui tenait l’harmonium, habite Louveciennes. »
Elle leva son regard d’azur pour le poser délicatement sur nous.
— Quelque chose à ajouter à ce résumé, messieurs ?
Ça me paraissait cool. Non, a priori, je voyais pas ce qu’on pouvait fourrer de plus sur sa feuille de bloc. M. Blanc écarta ses Dunlopillo. Il y eut ses dents carnassières[4], ses gencives épaisses comme la terre bauceronne, mais couleur sorbet framboise, de la salive en mousse, O Bao. À travers son large sourire ainsi constitué, il déclara :
— Non, c’est parfait, mad’moiselle Marika. C’est succinct et je dirais même chié dans le genre.
CHANT 7
Nous aurions pu nous répartir les tâches et aller enquêter chacun de son côté, ainsi qu’il est d’usage dans la police. Mais notre méthode était autre. Nous préférions travailler « en troupeau », ce qui donnait de la force à nos interventions. Il valait mieux être à quatre sur le même client, ainsi les questions étaient-elles plus variées et les observations plus complètes. Il y en avait toujours un pour penser à ce que les trois autres allaient omettre, ou pour fureter tandis que ses acolytes occupaient l’attention. Ce système n’était pas concerté. Il s’était établi d’un accord tacite et nous dûmes admettre par la suite qu’il nous convenait parfaitement.
Notre enquête, puisqu’il faut l’appeler par son prénom, commença réellement le lendemain matin. Nous avions décidé auparavant, pour notre confort mental, de ne pas regarder la télé, ni écouter la radio, moins encore de lire la presse.
3
Toujours, dans les jolis romans : des dents de nacre. Si vous rencontrez Didier Van Cauwelaert à Paris, dites-lui que je lui recommande « les dents de nacre ». Primordial !
4
Pour un Noir, jamais employer dents de nacre, des fois que des gus du F.N. te liraient. Mettre « dents carnassières », beaucoup plus seyant.