— Monsieur Bennaz, reprends-je, soûlé par son torrent verbal pis que si c’était du beaujolais primeur qui sorte de sa bouche, monsieur Bennaz, cette dame névropathe qui met de l’argent en participation dans vos films pour avoir le plaisir de se faire bourrer en gros plan, vous l’avez connue comment ?
— C’est mon lascar Grokomak qui me l’a amenée. J’ignore où il a pêché cette morue ; vous le lui demanderez.
Cette fin de phrase me conforte dans la certitude que le Zidore Bennaz ignore tout du drame. Curieux tout de même qu’il n’écoute pas la radio, ne regarde pas la tévé, ne lise pas les journaux. Un bref instant, l’envie me vient de le mettre au parfum, pour la seule satisfaction de lui assener un coup de théâtre. Nous autres, bipèdes de dernière zone, on raffole de colporter les malheurs. T’apprends une mort et tu sautes sur ton bigophe pour la semer chez tes connaissances. Charognards, nous sommes. Dépeceurs. Oiseaux de mauvais augure. Taxidermistes ! On se complaît dans les purulences. Je décide d’offrir ce silence qui m’est douloureux au Seigneur, en expiation de deux trois bricoles pas nettes que j’ai commises à la sauvette : pas vu, pas pris !
— La rencontre s’est faite de quelle manière ?
— On ne peut pas appeler cela une rencontre. Serge la Belle Verge m’a annoncé un jour qu’il se cognait une rombière aux as, laquelle rêvait de tourner dans une hard production. Il ajoutait qu’elle mettrait un peu de blé dans l’affaire pour excuser sa laideur. Il m’a dit qu’elle était moche à hurler, avec une vieille chagatte bouffée aux mites et défoncée comme un chemin creux. Il ajoutait que l’outrance est marrante. Pourtant, ça m’étonnerait qu’il ait lu le Rire de Bergson. Cela dit, il avait raison, et vous avouerez que ma sorcière de Blanche-Neige, gambadant dans les blés, à la lune, c’est un grand moment du septième art, non ?
— Le cuirassé Potemkine, c’est de la merde à côté, lui déclaré-je et Citizen Kane me fait chialer de honte.
Il se retient de m’embrasser, étant grand amateur de louanges et les collectionnant.
— Donc, j’ai dit banco. Madame est venue ; très B.C.B.G. Manteau de drap gris à col de velours, petit bibi mondain à voilette. Tellement distinguée et tarte que je ne pouvais pas croire à sa salacité. Il a fallu qu’elle taille une pipe à Serge devant moi pour me convaincre.
— Vous ne l’avez pas revue depuis cette production héroïque ?
— Non, mais j’ai d’autres projets pour elle.
Nouvelle retenue du gars Sana qui balancerait volontiers au produc que les projets en question, il devra les réaliser dans une vie postérieure.
— Elle a tourné combien de jours ?
— Un seul. Moi, vous savez, je dépote. Je fais dix minutes de bon par jour. La scène du champ de blé, je l’ai tournée en nuit américaine en huit heures !
— Elle est venue avec Grokomak sur le tournage ?
— Et repartie de même, oui.
— Le Polonais ne vous a pas fait de confidences particulières à propos de sa vieille conquête ?
— Non.
— Il vous a parlé du mari de la dame ?
— Très vaguement, pour me dire qu’il idolâtrait sa mégère et que, s’il savait qu’elle tournait dans un film « X », il se ferait sauter le caisson. Serge fréquente le couple depuis de longues années déjà, c’est un familier.
Bon, voilà que soudain j’en ai classe des Productions de l’Œil de Bronze. Et mes compagnons aussi, lesquels, muets, figés, assistent à notre entretien d’un air ennuyé d’être ici.
Salutations. Bonne bourre, bonne péloche ! On se prend le congé. On va aller galérer autre part.
Dehors, on marche un moment en silence en barrant toute la largeur du trottoir. Les passants qui nous croisent sont obligés de descendre sur la chaussée, pas contents, mais on est en force, on les emmerde. Les hommes en groupe emmerdent tous les autres, sauf ceux qui sont en groupes plus importants.
Le premier, Bérurier diffuse ses pensées :
— Cette vieille peau, la mère Lerat-Gondin, j’ai l’impression qu’elle avait tout faux dans sa tête, non ?
On opine (c’est bien notre tour) silencieusement. Et puis Marika déclare :
— On tient le mobile du carnage, en tout cas. Du moins, un mobile plausible : Lerat-Gondin a été mis au courant des prestations cinématographiques de sa Juliette, et le pauvre Roméo, bafoué, a tué la garce et son amant avant de se donner la mort.
— Et le type de l’harmonium ? interroge M. Blanc.
— Dans sa folie homicide, Lerat-Gondin lui a coupé le cou en même temps qu’aux autres, suggéré-je. À moins que le musico ait voulu s’interposer quand le bonhomme a commencé le massacre…
Une galopade derrière nous, des appels. On se retourne. C’est la binoclarde de Bennaz qui hèle Bérurier.
Essoufflée, elle recolle au peloton et dit au Gros :
— C’est rapport à votre contrat ; vous devez venir le signer !
Sa Majesté hésite, nous regarde. Gêné, il murmure :
— Vous n’avez pas besoin d’ moi dans l’immédiate, les gars ?
On lui répond que non.
Ne jamais entraver une carrière naissante !
CHANT 8
Privés donc de Sa Majesté Bérurier, roi de ceci-cela et premier zob de France, nous débarquons à Louveciennes, étape suivante de nos pérégrinations enquêteuses.
Objectif number one : le domicile de feu Valentin Le Ossé. Il a lieu, ce domicile, dans une vaste bâtisse à peu près en ruine qui servait d’écuries, sous Louis XIII (un monarque pas superstitieux). Ces bâtiments dont la plupart des hautes fenêtres ont été lapidées et brisées, hébergent nonobstant, comme disaient les gendarmes avant qu’ils ne devinssent bacheliers, quelques artistes — traînent-lattes qui s’y sont aménagé ce qu’aux U.S.A. on appelle des lofts. Installations précaires mais qui durent ; sorte d’ateliers de fortune où fleurit une bohème fin de millénaire, fleurant le « h », le whisky-Coca, le cul mal briqué et la frite froide.
Après avoir traversé une esplanade indécise où pousse la mauvaise herbe, nous parvenons devant l’une des dernières cloisons encore valables sur laquelle sont punaisées des indications griffonnées. Elles nous permettent d’apprendre que Valentin Le Ossé créchait dans la partie extrême des clapiers. On suit un méandre de faux couloirs qui nous conduisent à une porte dénichée sans doute dans les gravats d’un immeuble en démolition. Et cet immeuble détruit devait être un hôtel car le numéro « 8 » est peint au pochoir, en noir sur le fond brun imitant du bois, et comme y a du bois sous la couche de Ripolin express, on se demande à quoi ça rime, non ? Les desseins des hommes sont vachement plus mystérieux que ceux de la providence, je trouve.