Je le trouve beau comme un léopard, mon black pote. Majestueux, dans son genre. Intelligent aussi. C’est un rêve d’ébène.
Un sourire attendri me vient.
— Tu es vraiment un type superbe, je murmure. Si un jour t’es en vente libre sur le marché aux esclaves, je me porterai acquéreur et je t’installerai sur notre cheminée du salon.
Il laisse filer des secondes et soupire :
— C’est vraiment parler pour ne rien dire, mec. Je vois pas la nécessité de déconner comme ça à tout bout de champ. Vous êtes chiés, avec votre marotte de jacasser pour rien. Les perroquets de chez nous disent des choses plus sensées !
Un temps, puis il ajoute :
— Tu as terminé ta sieste ? On peut essayer de parler sérieusement ?
— Je suis neuf, mon grand primate ; vas-y, je t’écoute, les tympans écartelés.
Il me désigne ses papiers et sa loupe.
— Je sais qui est le mystérieux Charles, mec.
Là, il m’intéresse haut comme la tour Eiffel !
— Pas possible ! Je le connais ?
— Oui. Mais je ne crois pas que tu devines. Charles, c’était la mère Lerat-Gondin.
Ce que j’articule alors pour marquer ma stupeur est difficile à écrire ; n’hésitant devant aucun risque, je vais cependant (d’oreilles) tenter de le faire.
— Quvouah ! dis-je.
L’homo des savanes ramasse ses fafs et me présente la loupe.
— Voici des notes ménagères rédigées par la vieille sur son carnet de cuisine. Compare avec les lettres du pseudo-Charles, tu découvriras vite qu’en dépit de ses efforts pour camoufler son écriture, c’est la même personne qui a pondu les unes et les autres.
— Ce qui revient à dire que cette tarderie s’envoyait des lettres d’amour poste restante ?
— Sans le moindre doute possible. Regarde ses « l » aigus, ses « i » dont le point se promène très décentré par rapport à la lettre, la façon dont elle double les « f » et surtout ses « J » majuscules composés d’un simple trait.
Je constate et dois admettre que le négus a authentiquement raison. Oui, les deux écritures ont été tracées, sinon par la même main, du moins par la même personne.
— Seigneur, m’interrogé-je, quelle idée de s’expédier des missives salingues ?
— Pour rendre son mari jaloux, propose M. Blanc. J’ai idée que leurs rapports étaient plus compliqués que nous ne l’imaginions. Quelque part, le vieux prenait son pied à regarder sa femme dans le film « X » et à lire des lettres délirantes sur ses prouesses sexuelles. Je me suis laissé dire que le cas était fréquent chez vous autres, les dégénérés. Vous êtes des pervers, les Blancs. Des dépravés, tous, plus ou moins. Partouzards et voyeurs ! Faussement compliqués. Vous mettez vos déviations sexuelles sur le compte de l’intellectualisme. Commode ! Réputer intelligent ce qui est faisandé donne bonne conscience à peu de frais.
Je le laisse continuer son réquisitoire. J’en reste au début : à un Alphonse Lerat-Gondin torturé du scoubidou, ne prenant son fade qu’en voyant mémère se faire escalader la Grande-Jorasse par des gros chibrés professionnels. Il vénérait sa lubricité, à la daronne ; l’aimait pour son dévergondage. Elle régnait sur lui par les coups de queue des autres !
Un pas sur les graviers. Je me lève pour aller accueillir le docteur Malypanse. Il confond par sa gentillesse, cézig. C’est un smicard de la médecine. Fringué as de pique ! Il claque des ratiches dans un vieil imper loqueteux et souillé, dont un garagiste n’oserait pas se servir comme salopette pour vidanger ses tires.
Pull à col roulé-déroulé, avachi, bâilleur, qui découvre son cou d’oiseau englué dans la merde noire d’une mer du Nord polluée par un naufrage pétrolier. Il a le cheveu noir et frisé, le regard à la fois préoccupé et cordial, un éternel sourire gentil aux lèvres. Il a des projets de barbe, mais elle reste adolescente et forme des touffes folles sur son menton.
Je lui presse la paluche. Ses mains puent la mort car il passe son temps à bricoler des cadavres, et ne se lave même pas les pognes pour passer à table.
— Vous êtes foutralement gentil, Doc.
— Mais non, pensez-vous, c’est avec plaisir…
Je le drive jusqu’à la cave et lui désigne la fosse.
— C’est pour mademoiselle ! fais-je.
Il mate. Ne cille pas. Rien ne l’étonne dans ce domaine.
— Il faut la sortir de là.
M. Blanc qui nous a filochés « s’aide » de son mieux. On saisit les coins de la toile plastifiée et on hisse le pauvre petit cadavre.
— Plaçons-le sous la lampe ! conseille Malypanse.
Bon, la pauvrette dans sa robe blanche, c’est beau comme un tableau de Dali. Surréaliste !
Le doc pose son vieil imper. Il a un jean pourri, des baskets. Il sort de la vague intérieure du Burberry une trousse de plastique roulée sur elle-même et fermée par un lacet. N’ensuite s’agenouille devant le cadavre et ouvre sa trousse.
— On va vous attendre en haut, Doc, soupiré-je. Ce genre de sport me flanque la gerbe. Manque d’entraînement.
Il acquiesce.
— Ça ne vous file pas le bourdon de passer votre vie à découper de la viande froide ?
— Quelle idée ! C’est passionnant.
En revalant[5] l’escadrin, Jérémie murmure :
— Chez nous, nous sommes davantage familiarisés avec les misères du corps. Nous réparons nous-mêmes nos avaries de machine.
Il retrousse sa manche haut, me découvrant une cicatrice importante à l’intérieur de son bras.
— Ça, c’est le père de ma Ramadé qui me l’a soigné. Je m’étais ouvert le bras, étant môme, en coupant des cannes à sucre. Quand ç’a eu bien saigné, il est allé chercher des grosses fourmis rouges dans la forêt, de ces bestioles qu’on appelle des « magnans ». Il a rapproché de son mieux les lèvres de la plaie. Puis il a pris une fourmi et l’a placée face à la plaie de manière à ce qu’elle la pince. De l’ongle, il a décapité la fourmi. Il a continué avec d’autres, composant une espèce de fermeture Éclair, tu piges ? La fourmi en pinçant injecte de l’acide formique, qui est un puissant désinfectant. Ses pinces restent plantées dans la chair jusqu’à ce qu’elles tombent en poussière. À ce moment-là, la cicatrisation est faite !
Il est vachement fiérot de son sorcier de village, M. Blanc. En parle comme toi de Pasteur ou de Fleming.
Je lui tapote l’épaule.
— Et c’est ton beau-dabe également qui a fait disparaître le choléra, la variole, le typhus et la lèpre de vos contrées, Fleur de Fesses ?
Là, il coince. Je la lui cisaille au ras des burnes.
Boudeur, il sort dans la nuit fraîchouillarde. Un début de gel blanchit la pelouse du parc et rend les brindilles cassantes.
Bérurier ronfle comme toutes les usines de la Ruhr en temps de guerre. Dans son sommeil, il a un peu moins l’air d’un homme et davantage celui d’un animal. Un tel abandon, un si complet avachissement, y a qu’un bœuf !
Qu’est-ce qui me pousse à l’arracher de son néant à réaction ? Une impulse. Je lui tapote l’épaule. Il respire à reculons, comme un qui voudrait avaler sa cravate, s’étouffe, ouvre ses deux écrins pour nous livrer à nouveau l’éclat de ses rubis.
Il est ton sur ton, avec ces yeux rouges sur sa trogne écarlate. Le voilà qui s’humecte les labiales en grand, mais sa grosse langue râpeuse n’est pas suffisamment lubrifiante, et il cherche du liquide à tâtons. Las ! les boutanches sont vides.